Assurances, mutualisation et solidarité

Au cours d’une émission sur France Culture [1], Éric Sadin a présenté son ouvrage La vie algorithmique, critique de la raison numérique (L’Échappée, mars 2015). Il met en garde ses lecteurs contre l’utilisation imprudente des objets connectés (montres, smartphones, bracelets …). Un des dangers de ces nouvelles technologies est selon lui une évolution des comportements individuels consistant à accepter la transmission de données personnelles sans précaution, en échange par exemple d’une réduction des primes d’assurance. Il craint que les compagnies d’assurance parviennent à calculer des primes individuelles au détriment de la mutualisation des risques pratiquée actuellement et caractérisée par une prime établie sur des données agrégées. Son inquiétude mérite d’être prise au sérieux et donne l’occasion de préciser les limites scientifiques de la mutualisation et de l’assurance individuelle et de proposer l’amorce d’un débat de nature philosophique et moral sur la solidarité. La mesure du hasard La mesure du hasard est fondée sur une expérience physique connue de tous : en lançant un grand nombre de fois un dé parfaitement équilibré à six faces, on observe chacune des six faces dans une proportion approximative de 1/6. Plus le nombre de lancers est élevé, plus la proportion se rapproche de 1/6, d’une façon plus ou moins régulière. Lorsque le dé est mal équilibré, on ne connaît pas la probabilité d’une face donnée, mais ses pourcentages en donnent une approximation de plus en plus précise. On peut donc définir la probabilité d’un événement aléatoire comme la valeur vers laquelle tendent les pourcentages de son observation au cours d’une série d’expériences toutes identiques et indépendantes. C’est le premier modèle expérimental. Il existe une façon équivalente de définir la probabilité : au lieu de lancer mille fois un dé, on lance une fois mille dés. L’équivalence des deux expériences est assurée lorsque les dés sont tous strictement identiques, ce qui est contrôlable matériellement. La probabilité d’une face est alors la valeur vers laquelle tend la proportion dans laquelle elle est observée lorsque le nombre de dés augmente indéfiniment. C’est le second modèle expérimental. La théorie des probabilités est fondée historiquement sur ces deux modèles. Elle a donné naissance à la statistique mathématique et appliquée. Ces théories sont très utilisées dans toutes les sciences de la vie et de la matière dont les expériences sont conformes à l’un des deux modèles précédents. Appliquées aux sciences de l’homme et de la société, elles perdent leur rigueur scientifique du fait de la nature particulière des données. Par exemple, on lit fréquemment que la probabilité qu’un candidat soit reçu au baccalauréat est de 80% : cela signifie précisément que, si l’on tire au hasard un individu dans l’ensemble des candidats dont 80% seront reçus, la probabilité qu’il fasse partie des reçus est de 80%. Elle n’a rien à voir avec celle qu’un candidat identifié obtienne son baccalauréat : les candidats étant tous différents les uns des autres, on ne peut pas considérer que la démarche suit le second modèle expérimental. Quant au premier, il est de toute évidence impossible à respecter puisque la répétition de l’expérience, ici le passage de l’examen par le candidat identifié, est par nature inconcevable. Mutualisation et risque individuel La mutualisation est fondée sur le partage. Elle consiste à répartir un coût sur un groupe de personnes, avec leur assentiment (régimes facultatifs) ou non (régimes obligatoires). Pour que cette mutualisation soit acceptée, il est nécessaire que les risques individuels soient perçus comme approximativement les mêmes. On rassemble donc les individus identiques dans des classes distinctes pour que le second modèle expérimental soit respecté dans chacune de ces classes : la moyenne des pourcentages observés est alors une estimation de la probabilité cherchée, et la précision dépend de l’effectif de la classe. Reprenons l’exemple du baccalauréat. Des analyses de données montrent que l’échec au baccalauréat dépend d’un certain nombre de facteurs déterministes : le sexe, l’âge, la catégorie socio-professionnelle, la situation matrimoniale des parents, la série du baccalauréat, la réussite scolaire antérieure etc. La démarche consiste à construire des classes à partir de ces facteurs et à y répartir les candidats. On suppose alors que, dans chaque classe, leur similitude est suffisante pour qu’ils présentent le même risque individuel. On évalue donc ce dernier par le pourcentage d’échec dans cette classe, suivant le second modèle expérimental. Cette première hypothèse, qui est celle de l’identité des dés que l’on lance, doit être complétée par la seconde, c’est-à-dire par un nombre d’observations suffisamment élevé pour que l’estimation du risque soit précise. La première hypothèse est très discutable. Elle est fondée sur une idée réductrice de la responsabilité individuelle puisqu’elle suppose une causalité forte entre des facteurs déterministes et le résultat au baccalauréat. La tendance naturelle consiste à multiplier les facteurs explicatifs de l’échec pour rassembler des candidats les plus ressemblants possibles et mieux mesurer le risque, et, comme le craint Éric Sadin, pour obtenir une estimation du risque individuel. Les effectifs des classes dépendent des facteurs explicatifs retenus, de leur nombre et de la méthode de classification. En considérant dix facteurs à quatre réponses possibles et en tenant compte de leurs interactions, on obtient 410 classes homogènes par rapport à l’ensemble des facteurs, soit environ un million ! Il y a donc une contrainte de réalité qui impose de limiter le nombre de facteurs choisis pour que les effectifs des classes soient importants, maison ne peut pas respecter à la fois les deux contraintes précédentes : soit les effectifs sont insuffisants, soit les candidats regroupés dans une même classe ne peuvent être considérés comme identiques. On ne peut espérer qu’un compromis entre ces deux contraintes. Pour contourner ces difficultés, les compagnies d’assurance peuvent procéder différemment. Les statisticiens disposent en effet d’un outil supplémentaire : c’est la modélisation. Elle consiste ici à estimer le risque individuel par une formule mathématique approximative liant les facteurs déterministes et le résultat au baccalauréat. Cette formule ne résout en rien l’instabilité des résultats : la modélisation compense l’insuffisance des effectifs par des hypothèses mathématiques complexes qui ne sont jamais toutes vérifiées (et que par suite on ne vérifie jamais), et la relation de causalité entre le risque et les facteurs est toujours présumée. Il faudrait au minimum expliquer cette relation statistique par des facteurs biologiques pour la transformer en relation causale. En fait, les modèles expérimentaux ne pouvant être respectés dans les sciences de l’homme et de la société, le risque individuel n’existe pas. La méthode choisie pour l’estimer ne peut lui donner du sens. Le risque individuel quantitatif est un artefact déduit d’une notion non calculable, et la crainte d’Éric Sadin est scientifiquement infondée. Par contre, il est légitime de s’en inquiéter parce que, bien que n’existant pas, c’est un concept malgré tout utilisé, et que la recherche systématique d’informations individuelles peut aboutir à des classements générateurs d’injustices sociales. Mutualisation et indemnisation En effet, la mutualisation est utilisée systématiquement pour calculer les primes d’assurance. Ces primes sont calculées en fonction des indemnisations prévues aux contrats. Imaginons qu’une assurance couvre le risque d’échec au baccalauréat par une indemnisation I. Le taux d’échec observé l’année antérieure (20%) sert de base de calcul. La prime P est calculée de façon que le total des primes versées 100 P soit égal au total des indemnisations 20 I : 100 P = 20 I. Pour une indemnisation de 1000, la prime est de 200. Le calcul est effectué sur l’ensemble des candidats, parmi lesquels certains sont quasiment sûrs d’être reçus et d’autres d’être collés : l’injustice est flagrante et suscite évidemment des refus et des protestations. C’est pour répondre à ces dernières que l’on mutualise le risque comme cela est expliqué précédemment. Reprenons l’exemple de l’échec au baccalauréat. Si, parmi les candidates, 15% échouent et parmi les candidats, 30%, il semble naturel de diminuer la prime des filles et d’augmenter celle des garçons. Les calculs donnent une prime de 150 € pour les filles et de 300 € pour les garçons pour une indemnisation de 1000 €. Cela semble plus juste. Mais comme précédemment, certains garçons sont quasiment sûrs d’être reçus et versent 300 € de prime sans être indemnisés, et inversement certaines filles, quasiment sûres d’être collées, versent 150 € de prime et percevront l’indemnité. L’injustice évoquée dans le premier paragraphe n’est pas réglée, au contraire : elle est aggravée dans les cas où les candidats sont mal classés. La prise en compte de facteurs explicatifs supplémentaires ne règle pas le problème, mais le généralise. Si les candidats au baccalauréat sont répartis en quatre classes, dont les risques moyens d’échec sont par exemple 10%, 20%, 30% et 40%, il y aura plus de candidats mal classés. Certains voient leur prime multipliée par quatre par rapport à d’autres. C’est la situation de l’assurance automobile : les primes sont extrêmement élevées pour les jeunes conducteurs, dont certains conduisent plus prudemment que des personnes plus âgées et supposées plus raisonnables. Mutualisation et solidarité En répartissant les individus dans des classes supposées homogènes vis-à-vis du risque assuré, la mutualisation calcule la prime de chacun sur le risque moyen de la catégorie dans laquelle il est classé. Ce calcul est collectif, contredit la responsabilité individuelle et génère des injustices. Cela reviendrait à calculer l’impôt sur le revenu en appliquant un taux fixe sur le revenu moyen de chaque catégorie socio-professionnelle. La science est impuissante devant cette situation du fait de l’inexistence du risque individuel. « Quand la statistique n’est pas fondée sur des calculs rigoureusement vrais, elle égare au lieu de diriger. L’esprit se laisse prendre aisément aux faux airs d’exactitude qu’elle conserve jusque dans ses écarts, et il se repose sans trouble sur des erreurs qu’on revêt à ses yeux des formes mathématiques de la vérité. Abandonnons donc les chiffres, et tâchons de trouver nos preuves ailleurs. » [2]. Ailleurs, mais où ? C’est dans la morale et les valeurs humanistes qu’on peut trouver une réponse. L’origine des injustices se trouve dans le caractère obligatoire de l’assurance. L’exemple du baccalauréat est assez simple : chaque candidat est responsable de son échec. Pourquoi imposer une assurance contre l’échec ? La liberté individuelle permet au candidat de souscrire une assurance s’il considère qu’il en a besoin et que la prime lui paraît acceptable. À la subjectivité des choix des facteurs explicatifs par l’assurance répondent la subjectivité et la liberté individuelles du candidat. Par contre, l’obligation de souscrire une assurance est une privation de liberté individuelle, dont l’exercice est soumis à la restriction classique de respecter les droits d’autrui. Ces derniers sont la liberté, la sécurité, l’égalité en droits etc. On sait que « la réalisation historique de telle valeur ne peut être obtenue sans faire tort à telle autre ; que le tragique de toute action humaine est que l’on ne peut servir toutes les valeurs à la fois » [3]. Il s’agit en fait de préciser les conditions nécessaires pour substituer un régime solidaire à un régime assurantiel. Nous proposons deux axes différents de réflexion : la nature du risque et le montant de l’indemnisation. Lorsque l’assuré est sa propre victime, comme dans le cas du baccalauréat, la restriction de liberté n’est pas justifiée puisque les droits des autres ne sont pas atteints. Il n’y a donc aucune raison d’imposer un régime obligatoire. Ce n’est pas le cas lorsque l’individu n’est pas l’auteur du préjudice qu’il subit. L’opposition entre la liberté individuelle de l’un et le droit à la sécurité de l’autre doit être surmontée. Il y a un responsable et une victime, et il est normal de limiter la liberté individuelle du premier pour garantir la sécurité de la seconde. Le régime solidaire, obligatoire, est justifié. La solidarité est à l’égard de la victime, puisque tout le monde participe à son indemnisation, mais aussi du responsable, puisque l’indemnisation n’est pas à sa seule charge. La mise en place d’un régime solidaire devrait être réservée à cette dernière situation. La solidarité étant en faveur de la victime, c’est la prime qui est mutualisée. Il n’y a aucune raison d’imposer à chacun une prime différente suivant son profil : ce serait la création d’injustices individuelles et une rupture du principe d’égalité en droits. L’exemple est celui de l’assurance automobile en responsabilité civile : le raisonnement précédent aboutirait à imposer une assurance au tiers à tous les propriétaires de voitures pour une même prime. Cela n’empêche pas la condamnation du conducteur en cas de faute. La situation actuelle La situation actuelle est très loin de respecter les normes précédentes. Les régimes obligatoires d’assurance-maladie, de retraite, de chômage etc. se veulent protecteurs des intérêts des citoyens, mais contredisent les principes les plus fondamentaux de la démocratie. La palme revient à l’assurance complémentaire obligatoire des salariés du secteur privé (loi du 14 juin 2013), mais toutes les assurances obligatoires sont concernées. Les taxes (plus de 13% sur les complémentaires santé, 20% sur l’assurance automobile au tiers) transforment les objectifs sociaux de la loi en objectifs fiscaux et sont contraires à l’objectif d’intérêt général qui a permis la validation de la loi par le Conseil constitutionnel. Bibliographie : [1] https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-2eme-partie/le-big-data-menace-t-il-nos-libertes [2] Tocqueville A., 1981 [1ère ed. 1840], De la démocratie en Amérique, tome I, p. 310, Garnier Flammarion Paris. [3] Ricœur P., 1990, Lectures I, Autour du politique, p. 169, Le Seuil, Paris. [4] Foucart T., 2017, Un projet social-libéral pour la France, p. 321-333, Libréchange, Nice.



3 commentaire(s)

  1. […] statistique. C’est une vague notion non quantifiable, que j’ai critiquée en détails dans un article publié sur le site du cercle Frédéric Bastiat. C’est pour cette raison que le principe de […]

  2. […] faux concept statistique. C'est une notion vague non quantifiable, que j'ai décrite dans un article publié sur le site du cercle Frédéric Bastiat . C'est pour cette raison que le principe de la […]

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