Comment alléger l'État

Comment alléger l'État

Le Cercle Frédéric Bastiat tient la distance. Les dîners-débats se poursuivent imperturbablement une fois par trimestre, et sur chaque sujet traité, le cercle a jusqu'ici réussi à faire venir l'un des spécialistes les plus intelligents et les plus compétents. Madsen Pirie ne déparait pas le lot. Sur le plan de l'intellect en particulier, puisqu'il est secrétaire général de l'association internationale MENSA, dont les membres ont un QI supérieur à 148 ! (Pour mémoire, le QI moyen est de 100, et un QI de 130 vous fait passer pour très intelligent). Mais il n'en parle pas, et ce n'est pas pour cela que nous l'avions fait venir. Il est venu nous parler de la façon dont le gouvernement de Madame Thatcher a réussi, selon la propre expression de cette dernière, à faire "reculer l'État", à la satisfaction de la grande majorité de ses concitoyens. Il était bien placé pour en parler. Madsen Pirie est en effet président de l'Adam Smith Institute, un "réservoir d'idées" (traduction de "Think tank") dans lequel puise le premier ministre John Major, comme l'avait fait avant lui Margaret Thatcher. Le professeur Pirie a fait son exposé en Français. Il a commencé par rappeler les inconvénients d'un secteur public trop développé. Ce que les hommes de l'État consomment, il faut bien qu'ils le prennent aux entrepreneurs et aux particuliers, au détriment de l'activité productrice de ces derniers. La plupart des gens en sont maintenant conscients, et seraient plutôt favorables à la dimimnution des dépenses publiques. Mais dès que leurs élus commencent à y toucher, on n'entend plus que les clameurs de protestation de tous ceux qui en profitaient, notamment ceux dont l'emploi, les carrières et les émoluments vont de pair avec l'extension des activités de l'État. "J'en garde un souvenir cuisant, nous a dit Madsen Pirie, en tant qu'ancien conseiller municipal d'Édimbourg : nous avions proposé de fermer d'énormes laveries à vapeur, qui avaient été construites, tenez vous bien, il y a une centaine d'années. Notre motif était bien sûr que tout cela coûtait affreusement cher à la ville, et que la plupart des gens avaient maintenant des machines à laver à la maison. Même ceux qui n'en avaient pas pouvaient aller sans problème à l'une de ces laveries automatiques et modernes que l'entreprise privée avait ouvertes à tous les coins de rue. "Mais à peine avions nous émis cette idée qu'une opposition se forma. D'abord se présentèrent à nous les rares dames qui se servaient encore des laveries à vapeur. Elles nous annoncèrent sollennellement qu'elles seraient dans l'incapacité totale de laver leurs vêtements si ces laveries disparaissaient. Ensuite, nous vîmes défiler le corps médical, qui nous fit savoir que les maladies se propageraient dans toute la ville si les femmes n'avaient plus la possibililté de laver leur linge. "Puis ce fut le tour des assistantes sociales. À les en croire, les réunions hebdomadaires dans les laveries à vapeur étaient bonnes pour la convivialité, et la délinquence juvénile augmenterait certainement en leur absence. Les psychiatres vinrent nous avertir : le taux des suicides augmenterait si les femmes n'avaient plus la possibillité d'y parler de leurs problèmes. C'est quand les criminologues sont venus nous annoncer que la criminalité augmenterait que nous avons jeté l'éponge. Pour autant que je sache, il se pourrait bien que ces machines d'un autre âge continuent à fonctionner aujourd'hui, plus de vingt ans après cet épisode." Comme l'a montré la théorie des "choix publics" [1], les fonctionnaires se comportent exactement comme n'importe quelle autre personne : ils recherchent leur plus grand avantage. Ils savent parfaitement faire pression sur les dirigeants politiques en se servant des groupes protestataires et des médias. Quand on leur demande de réduire leurs dépenses, ils s'ingénient à faire croire que cela n'est possible que si l'on s'en prend aux services les plus populaires et les plus essentiels. C'est pour répondre à cette situation que l'"Adam Smith Institute" a inventé la "Micropolitique" : elle part du postulat qu'en politique, comme partout, l'action est le fait de personnes singulières, et ces personnes singulières ont des projets personnels. La seule manière dont un gouvernement peut s'assurer leur soutien est de servir ces projets personnels ; en sommme, il doit leur offrir quelque chose en échange de leur soutien. Il y a dix ans, l'État britannique contrôlait un tiers de l'ensemble des logements. Dans ces logements dits "sociaux", les gens vivaient en partie sur le dos des autres avec des loyers fortement subventionnés. Naturellement, cela faussait complètement le marché du logement et multipliait les pénuries. Les gens préféraient attendre quinze ans un logement subventionné, plutôt que de perdre leur place sur la liste d'attente en s'en procurant un de façon privée. Le gouvernement avait essayé de remonter les loyers à leur valeur de marché, mais les locataires s'y opposaient victorieusement. Pouvant choisir entre des candidats favorables à la vérité des loyers, et des candidats partisans des subventions, ils votaient assez rationnellement pour les seconds. Aussi le nombre des logements dits "sociaux" augmentait-il d'année en année. Le gouvernement Thatcher essaya une approche nouvelle. Plutôt que d'augmenter les loyers au niveau du marché normal, il offrit aux locataires la possibilité de racheter leurs logements, donc d'en devenir propriétaires. Pour les encourager, l'État fit des rabais : vingt pour cent si les gens occupaient leur appartement depuis deux ans, cinquante pour cent s'ils l'occupaient depuis vingt ans. Résultat : plus d'un million et demi de foyers ont racheté leur logement... et renoncé aux loyers payés par les autres. On n'a pas obtenu ce résultat en imposant ce qui était juste, mais en faisant appel à l'intérêt bien compris du groupe qui aurait pu tout empêcher [2]. Mais revenons en Grande-Bretagne. La même tactique fut appliquée pour les privatisations. Les actions furent proposées à un prix de dix à vingt pour cent inférieur à ce que les spécialistes estimaient être le prix du marché. Les employés des entreprises nationales privatisées se virent reserver dix pour cent des actions de leur entreprise, avec en prime une action gratuite pour dix actions achetées. Ce fut un succès, malgré l'hostilité de quelques leaders syndicaux. "Étant des esprits brillants", nous a dit Madsen Pirie, "vous avez déjà conclu que la technique micropolitique est enfantine à comprendre, mais complexe à mettre en oeuvre. Vous devez identifier tous les groupes d'intérêt qui seront affectés par votre politique, et l'adapter de telle sorte que chacun d'entre eux reçoive de bonnes raisons pour la soutenir. Pour nous, démanteler le secteur public, c'est comme désamorcer une bombe qui n'a pas explosé. La première chose à faire, c'est de retirer le couvercle pour voir ce qu'il y a à l'intérieur. C'est uniquement lorsque vous aurez vu d'où partent tous les fils et où ils aboutissent, que vous pourrez commencer à couper vos fils dans le bon ordre. Si vous vous êtes trompés, la bombe vous sautera à la figure. "Il faut étudier quels sont les groupes de pression potentiellement affectés par votre programme, et mettre au point les mesures concrètes qui les convertiront à votre cause. On en tire un grand nombre d'enseignements pratiques. L'un d'entre eux est qu'il faut toujours s'addresser aux membres d'un groupe plutôt que de négocier avec ceux qui prétendent parler en leur nom. C'est aux camarades syndiqués que nous avons fait nos offres, pas aux représentants des travailleurs." Le débat qui a suivi a duré plus de deux heures, en anglais et en français, Jacques de Guenin traduisant dans les deux sens. Voici un bref aperçu de quelques uns des sujets traités. Quelle politique va suivre John Major en tant que président de la communauté européenne pendant les six prochains mois ? Il va s'efforcer de faire respecter le traité dit de "l'Acte Unique" sur la liberté des échanges, et de donner un sens concret au principe de subsidiarité contenu dans le traité de Maastricht [3]. Pourquoi Margaret Thatcher a-t-elle achoppé sur la "Poll Tax" ? Précisément parce qu'elle a voulu passer en force, en négligeant tout le travail de préparation dont nous avons parlé tout à l'heure. Sur la réforme de la politique agricole commune. Il est certain que la collectivité doit des compensations aux cultivateurs que l'on a embarqué dans des politiques sans issue. L'idée qui consiste à laisser jouer librement le marché, et à permettre de vivre décemment, par des aides directes à ceux qui ne pourront survivre économiquement sur leur exploitation, est la meilleure, sinon la seule qui permette d'assainir la situation à terme. Le plan Mac Sharry va dans ce sens, mais il est combattu par divers groupes d'intérêt : les gros cultivateurs qui préfèreraient des primes à la surface (pour compenser le manque à gagner dû à la chute des cours), et les petits agriculteurs dont la dignité souffre de se voir directement assistés (ils préféraient l'être anonymement sous la forme du maintien de prix artificiels). Lors de la privatisation de la production d'electricité, pourquoi le gouvernement britannique a-t-il conservé le contrôle des centrales nucléaires ? Parce qu'il n'a pas pu trouver d'acquéreur, ni même se faire une idée de ce que serait un prix convenable. Personne aujourd'hui n'a la moindre idée de ce que coûtera la mise hors service de ces centrales lorsque le moment viendra de le faire. Connaissiez vous Frédéric Bastiat avant de venir à Saint-Sever ? Tous les économistes anglophones connaissent Frédéric Bastiat. Pour ma part, je le connais d'autant mieux que j'ai été aux États-Unis l'assistant d'un professeur, George Roche, qui a écrit un livre sur Bastiat. Il m'en parlait tout le temps. Aussi n'ais-je pas hésité une sÉconde lorsque Jacques de Guenin m'a demandé de venir parler aux membres de son cerle. Qu'est-ce que la "Charte du citoyen", dont les journaux français n'ont que très peu parlé ? C'est une véritable révolution. John Major a créé un groupe de travail, formé pour l'essentiel de chefs d'entreprises réputés pour leur efficacité. Bien que le seul universitaire, j'en suis en quelque sorte l'animateur, et en tout cas le gardien de la doctrine. Une doctrine qui veut que les Services publics soient effectivement au service du public et non l'inverse. Pour chaque Service public (nous les prenons un par un), nous définissons des critères précis de service. Si ces critères ne sont pas atteints, le Service encours des pénalités pécunières définies d'avance. Exemple : tout train doit arriver dans les x minutes de l'horaire affiché. S'il arrive au delà, le client est automatiquement remboursé d'une fraction du prix du billet, sans formalités. Un "assujeti" à une administration quelconque doit pouvoir obtenir un rendez-vous à une heure précise. Etc... Madsen Pirie a répondu à plusieurs questions concernant cette charte du citoyen, qui a laissé pantois les citoyens français que nous sommes. Notes: [1] Henri Lepage a traité de ce sujet au Cercle Frédéric Bastiat lors du dîner-débat sur le thème "Le Marché Politique". [2] On notera qu'un maire socialiste de Mont-de-Marsan, M. Lamarque-Cando avait eu la même idée que Margaret Thatcher en favorisant l'acquisition de leur maison (les castors), par des gens de revenu modeste. Il est tout à fait édifiant de parcourir certains quartiers périphériques de Mont-de-Marsan, et de comparer l'aspect pimpant des maisons individuelles possédées par les familles les plus modestes, à la dégradation des HLM possédés par la collectivité. [3] Sur la signification de ce principe de subsidiarité, voici ce qu'expliquait le numéro suivant de "Lumières Landaises". Que veut dire "subsidiarité" ? Le principe de subsidiarité, tel qu'il est utilisé dans le Traité de Maastricht, a été excellemment défini dans l'encyclique "Quadragesimo anno" du pape Pie XI, en 1931 : "De même qu'on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s'acquitter de leur seule initiative, et par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une injustice, en même temps que troubler de manière très dommageable l'ordre social, que de retirer aux groupements d'ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste, et d'un rang plus élevé, les fonctions qu'ils sont en mesure de remplir eux-mêmes." "Que l'autorité publique abandonne donc aux groupements de rang inférieur le soin des affaires de moins d'importance où se disperserait à l'excès son effort ; elle pourra dès lors assurer plus librement, plus puissamment, plus efficacement les fonctions qui n'appartiennent qu'à elle, parce qu'elle seule peut les remplir." Déjà, en 1849, Frédéric Bastiat écrivait : "Quand le gouvernement ne peut pas éviter de se charger d'un service qui devrait être du ressort de l'activité privée, il faut du moins qu'il laisse la responsabilité aussi rapprochée que possible de celui à qui naturellement elle incombe". "Ainsi dans la question des enfants trouvés, le principe étant que le père et la mère doivent élever l'enfant, la loi doit épuiser tous les moyens pour qu'il en soit ainsi. À défaut des parents que ce soit la commune ; à défaut de la commune, le département. Voulez-vous multiplier à l'infini les enfants trouvés ? Déclarez que l'État s'en charge." ..."Comment veut-on que le monde se perfectionne, si ce n'est à mesure que chacun remplira mieux ses devoirs ? Et chacun ne remplira-t-il pas mieux ses devoirs à mesure qu'il aura plus à souffrir en les violant ?" L'article 3 b du Traité de Maastricht dit de son côté : "Dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, la Communauté n'intervient, conformément au principe de subsidiarité, que si et dans la mesure où les objectifs de l'action envisagée ne peuvent être réalisés de manière suffisante par les États membres et peuvent donc, en raison des dimensions ou des effets de l'action envisagée, être mieux réalisés au niveau communautaire."



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