D’où vient Charlie ?

Emmanuel Todd est un sociologue et démographe connu pour avoir prévu en 1976 la chute de l’URSS en analysant l’évolution de sa natalité et de critères économiques et sociaux qui lui sont liés (La Chute finale, essai sur la décomposition de la sphère soviétique, Robert Laffont). Dans son essai Qui est Charlie ?, sociologie d’une crise religieuse, publié aux Éditions du Seuil en mai 2015, il propose une interprétation des manifestations de janvier 2015 qui ont suivi l’attentat terroriste contre Charlie Hebdo. Déduisant d’une approche comparative des effondrements religieux dans l’histoire que « le basculement de la France dans l’incroyance généralisée pose des problèmes psychologiques et politiques à la population en cours de transformation » et provoque « l’émergence d’une idéologie de substitution » (p. 31 et 32), il aboutit à la conclusion suivante : depuis les attentats à Paris de 2015, l’opinion d’une certaine classe sociale a priori peu suspecte de sympathie pour l’extrême droite manifeste son opposition à la politique d’intégration menée en France. Un sentiment anti musulman est en train de naître dans cette classe moyenne et provinciale, déchristianisée de la première génération, qu’il appelle « les catholiques zombies », qui revendique le rétablissement des valeurs chrétiennes traditionnelles et bourgeoises, et qui participe aussi aux manifestations contre le mariage pour tous. En quelque sorte, pour Todd, l’émergence de l’islam compense la quasi disparition de la religion catholique en offrant à cette classe « un bouc émissaire pour remplacer son catholicisme devenu inutilisable » (p. 66). Il ne s’agit pas ici de remettre en cause sa démarche scientifique, menée de façon rigoureuse (malgré l’usage inapproprié de tests statistiques sur des coefficients de corrélation non aléatoires). La méthode d’analyse qu’il a choisie consiste à comparer l’origine géographique des manifestants à leurs caractéristiques religieuses et à leurs opinions politiques, en remontant assez loin dans le passé. Il détecte ainsi des coïncidences qu’il explique par une approche sociologique. Selon lui, la responsabilité de cette évolution est celle de de l’Union européenne et des responsables politiques qui ont fait perdre à la France sa souveraineté au profit d’un ultra-libéralisme destructeur qu’il définit comme la liberté économique et financière sans frontière, la toute-puissance de l’argent, la monnaie unique, et la politique de l’Union européenne. Nous considérons plutôt que les manifestants ont le sentiment que les normes culturelles françaises sont remises en cause par l’évolution démographique actuelle, par la faiblesse du pouvoir politique devant la force des idéologies, des revendications des minorités et de l’intrusion de l’Union européenne dans la politique française, c’est-à-dire d’un pouvoir politique considéré comme étranger dans des affaires intérieures de la France. Pour nous, la disparition de la religion catholique est celle de la foi et de la pratique religieuse, pas des codes culturels souvent d’origine chrétienne présents dans l’inconscient de la très grande majorité de la population française et transmis de générations en générations par les familles même déchristianisées depuis longtemps, l’école et les institutions laïques depuis plus de cent ans. Les « catholiques zombies » sont peut-être particulièrement atteints par cette évolution, mais nous ne pensons pas, à l’inverse d’Emmanuel Todd, que c’est sous leur influence que la classe moyenne inférieure en partage les idées. L’intrusion de l’UE ne date pas d’aujourd’hui. C’est à partir de 1974 que les liens familiaux sont devenus en France le principal vecteur de l’immigration légale, comme aux États-Unis et dans de nombreux pays européens, mais c’est une décision du Conseil d’État en vertu d’un principe constitutionnel inscrit dans le droit européen et repris du droit international. Depuis, la politique d’intégration des immigrés a été précisée par des directives européennes. Elle ne se limite pas à l’adaptation des immigrants à la société française, mais impose aussi à cette dernière d’évoluer : « l’intégration est un processus dynamique, à double sens, de compromis réciproque entre tous les immigrants et résidents des pays de l’UE ». http://europa.eu/legislation_summaries/justice_freedom_security/free_movement_of_persons_asylum_immigration/l14502_fr.htm C’est une décision prise par un pouvoir politique non reconnu par la population qui, ne l’oublions pas, a refusé par referendum en 2005 le projet de Constitution européenne et a été désavouée par la suite. C’est donc exactement la démarche inverse de la démocratie qui a été suivie. La politique de l’immigration n’a même jamais été l’objet d’un débat public. Le débat sur l’identité nationale organisé par Éric Besson en 2009 a été violemment contesté au plan moral par les idéologies bien-pensantes qui l’ont complètement dénaturé , au point de critiquer férocement l’expression identité nationale, alors qu’elle figure en toutes lettres dans les textes officiels européens : pour ces idéologues, il y a des choses dont on ne doit pas parler et donc des décisions que l’on doit prendre sans débat, si elles sont conformes bien entendu à leurs idéologies. C’est une conception étrange de la démocratie. Emmanuel Todd a attendu, avec raison, que la situation s’apaise après les attentats pour dire « que le droit au blasphème sur sa propre religion ne devait pas être confondu avec le droit au blasphème sur la religion d’autrui » et que « blasphémer de manière répétitive, systématique, sur Mahomet, personnage central de la religion d’un groupe faible et discriminé, devrait être, quoiqu’en disent les tribunaux, qualifié d’incitation à la haine religieuse, ethnique ou raciale » (p. 15). Quand les journalistes athées de Charlie hebdo se moquent du pape, ils ne se moquent pas de leur propre religion, mais de celle de leurs ancêtres. Emmanuel Todd renvoie en quelque sorte chacun à ses origines et divise les Français : faut-il avoir des ancêtres musulmans pour pouvoir se moquer de l’islam ? Par contre, il ne semble pas nécessaire d’avoir des ancêtres français pour pouvoir se moquer de la France : c’est au nom de la liberté de la presse qu’en 2015, le tribunal correctionnel de Paris a relaxé un rappeur, Saïd Zouggagh, et un sociologue, Saïd Bouamama, poursuivis pour racisme anti-blanc. Les paroles du rappeur montrent pourtant sa haine envers la France : « Ce que j'en pense, de leur identité nationale, de leur Marianne, de leur drapeau et de leur hymne à deux balles. Je vais pas te faire un dessin, ça risque d'être indécent, de voir comment je me torche avec leur symbole écœurant » . Les exemples de ce genre ne manquent pas. Emmanuel Todd a raison sur un point : ce n’est certes pas en insultant et en tournant en dérision l’islam que l’on va faciliter l’intégration des immigrés musulmans. Il faut ajouter que ce n’est pas non plus en imposant aux populations résidentes d’accepter des déclarations haineuses comme la précédente, des prières publiques, des revendications provocatrices et des dérogations à la loi pour des raisons religieuses. C’est en contradiction flagrante avec la laïcité dont se prévalent ceux qui les laissent faire et même les accordent. La tolérance régresse du fait qu’elle est imposée à la fois aux immigrés et aux résidents, alors que les premiers ont choisi de venir, et que les seconds ne les ont pas appelés. L’adaptation qu’on exige des Français leur paraît excessive, et provoque une réaction négative. Il y a une incompréhension entre d’une part certains immigrés revendicatifs, des élus, des journalistes, des intellectuels bien-pensants tous inconscients des dégâts causés par le relativisme culturel, et d’autre part la population pétrie par son histoire et sa tradition chrétienne et celle d’immigrés soucieux d’intégrer la société française en en respectant les normes. Cette incompréhension apparaît clairement dans le projet de déchéance de la nationalité : certains, qu’on entend beaucoup, sont scandalisés par ce projet (les mêmes que ceux qui ont contesté le débat sur l’identité nationale), alors qu’une large majorité de la population, qu’on entend peu, y est favorable (85% selon un sondage d’Opinionway pour le Figaro) . Les journaux et chaînes de radiotélévision jouent ici comme souvent un rôle pour le moins ambiguë en accordant aux positions minoritaires et excessives une importance qu’elles ne méritent pas. Le résultat de ce déficit démocratique est une crispation des électeurs et par suite la progression des mouvements extrémistes. C’est l’indécision, la faiblesse et l’hypocrisie des partis modérés qui provoquent l’exaspération et font la force des extrêmes. Méfions-nous : « La montée de mouvements politiques résolus à remplacer le système des partis, et le développement d’une forme totalitaire nouvelle de gouvernement, ont eu pour arrière-fond un effondrement plus ou moins général, plus ou moins dramatique, de toutes les autorités traditionnelles. » (Arendt H., Qu’est-ce que l’autorité, in La crise de la culture, p. 121-122, Folio essais 1993). Si, grâce à Emmanuel Todd, on sait qui est Charlie et d’où il vient, on peut se demander où il va.



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