E. Martineau, le plus fidèle disciple de Frédéric Bastiat

E. Martineau, le plus fidèle disciple de Frédéric Bastiat

 

 

 

Par Benoît Malbranque

 

 

Ernest Martineau (1844-1905), le plus fidèle disciple de Frédéric Bastiat, n’a pas la notoriété qu’il mérite. Ce propagandiste ardent du libre-échange, de la liberté individuelle et de la propriété, défenseur d’un libéralisme authentique et sans concession, a publié des centaines d’articles et plusieurs brochures sur les sophismes protectionnistes, l’erreur socialiste, et le rôle minimal de la loi et de l’État. — Dans l’introduction aux deux volumes de ses Œuvres, à paraître ce mois-ci, Benoît Malbranque présente la carrière et les idées de ce penseur fécond, injustement oublié.


INTRODUCTION

E. Martineau, le plus fidèle disciple de Frédéric Bastiat

 

Je voudrais qu’on fondât un prix d’un million, avec couronnes, croix et rubans, en faveur de celui qui nous enseignerait le nom du plus fidèle disciple de Frédéric Bastiat, car possédant ce secret, et devant remporter infailliblement le concours, j’aurais bientôt à me féliciter de ma suggestion. 

Cet homme, Ernest Martineau (1844-1905), est aujourd’hui à peu près inconnu. Certainement, que le plus digne héritier du modeste juge de paix de Mugron (Landes) ait été, non un notable ou une personnalité parisienne de premier plan, mais un autre magistrat provincial, intègre et dévoué, à La Rochelle (Charente-Maritime), n’est pas pour nous surprendre. 

Il est plus étonnant, peut-être, de rencontrer en lui un vrai savant. Mais comme jadis Bastiat, abonné aux journaux anglais et lisant paisiblement Comte et Dunoyer dans sa campagne, Ernest Martineau était très versé dans la littérature économique et politique. À la toute fin du XIXe siècle, il connaît les théories nouvelles de Carl Menger et de Böhm-Bawerk, les cite et les discute, mais reste fidèle à la théorie de la valeur héritée de son maître Bastiat. Ses occupations professionnelles, à l’évidence, n’empêchent ni son goût pour la science de l’économie politique, ni son dévouement à la servir ; seulement, pour faire ses conférences ou pour assister aux dîners des économistes à Paris, il doit obtenir des congés de ses chefs hiérarchiques. (Lettre à Paul Deschanel, député d’Eure-et-Loir, du 13 mars 1890 ; reproduite dans le Phare des Charentes, 16 mars 1890)

Il était né le 22 novembre 1844, à Villeneuve-la-Comtesse (Charente-Maritime), dans une modeste famille de viticulteurs, et fit ses études à Niort puis à Poitiers. Mais son existence devait se ressentir surtout d’un événement de sa jeunesse. « Du jour où un hasard, que je bénis, a mis sous ma main un livre de Bastiat », raconta-t-il plus tard à Yves Guyot, « j’ai voué un culte passionné à la science économique. Toutes mes idées sociales j’ai été les puiser à cette source, je n’en sais pas de plus limpide et de plus pure. » (Lettre du 27 juin 1878 ; Archives de Paris, fonds Guyot, D21J 136) Ce fut une véritable révélation ; le système de pensée propre à Bastiat, Martineau allait le faire sien, et servir ces idées avec une fidélité toute religieuse. Même le livre des Harmonies économiques, jadis fort mal accueilli, au dire de Bastiat lui-même, par le petit groupe des économistes libéraux français, était l’objet de son admiration toute particulière. (« Le Libre-Échange », Le Mémorial des Deux-Sèvres, 27 avril 1878). Sur aucun sujet il ne semblait devoir s’écarter des intuitions et des principes du « maître ».

Transformé par cette rencontre intellectuelle, Martineau témoignait d’un sens de la vocation assez singulier. « Je voudrais être l’horloge qui sonnerait les idées de Bastiat que, par l’étude, je me suis assimilées », affirmait-il. (Lettre à Yves Guyot du 27 juin 1878 ; Archives de Paris, fonds Guyot, D21J 136) Le rôle, sans doute, serait plus utile que brillant ; mais la parole du maître, si limpide et si supérieure, condamnait à cette humilité. « Ce qui me désespère », disait-il, « c’est la difficulté de traiter une question économique, après lui, sans lui emprunter presque jusqu’à ses formules, tant il est impossible d’en trouver de plus précises et de plus nettes : en le lisant, il y a comme une clarté éblouissante qui se fait dans l’esprit et l’on ne peut pas ne pas être convaincu. » (Idem) 

La démarche n’était toutefois pas si futile. Au milieu du siècle, Frédéric Bastiat avait combattu P.-J. Proudhon, Victor Considérant, Louis Blanc ; il avait démasqué les sophismes protectionnistes des Saint-Chamans, Saint-Cricq et autres pontifes du soi-disant Travail national. Désormais il fallait faire face au socialisme prétendument scientifique de Karl Marx, au protectionnisme totalisant de Jules Méline, et aux incantations sonores de Jean Jaurès. L’erreur économique, la théorie du privilège et de la sujétion revêtaient d’autres faces, plus menaçantes, plus glaçantes dans leur nouvelle métamorphose, qui rappelaient si peu le socialisme sentimental et indéterminé de 1848. 

Pour défendre les idées de liberté et de propriété, incomprises et battues en brèche, Ernest Martineau misait sur la fermeté des principes, et il mena, « par la plume et par la parole », une controverse féroce quoique sans aigreur. Ses innovations de langage, ses tours littéraires feront sans doute piètre figure comparés à la plume délicieuse de Bastiat. Mais d’abord son style particulier, ses images et ses formules, ne sont pas sans mérite : tels sa distinction du Trésor public et du trésor particulier, qui égaie sa dénonciation du protectionnisme, ou ses allégories du « mouton national » et du « campagnol », et ses propres essais de « pétitions » fictives. Le libéralisme authentique de Frédéric Bastiat n’est d’ailleurs pas si courant dans notre littérature, qu’on ne puisse en souffrir une deuxième exposition, peut-être moins brillante et moins châtiée. Au XIXe siècle même, quand tant de libéraux fléchissent, ou délaissent les principes pour les concessions, la radicalité et la pureté de Martineau est rafraîchissante. Non seulement il censure les écarts à la doctrine du libre-échange intégral, mais il tient fermement aux « autres vérités », comme il dit, qui en sont comme « la conséquence ». (Journal des économistes, septembre 1882, p. 454). Quoiqu’évoluant dans des milieux séduits par le colonialisme, lui l’appelle une erreur économique et une injustice sans fondement. « Cette distinction des nations en barbares et civilisées est grosse de dangers de toute sorte, comme celle des races supérieures et des races inférieures », proclame-t-il, à l’heure des grandes menées françaises. (Journal des économistes, août 1885, p. 176) Mais c’est surtout dans la défense du libre-échange, terrain de prédilection de Bastiat avant lui, qu’Ernest Martineau se pose devant nous en libéral authentique. En juin 1878, quand se forme l’Association pour la défense de la liberté commerciale, il écrit à Yves Guyot que le vrai terrain sur lequel doivent se porter les efforts, est celui des principes, non des expédients. Le succès viendra « en affirmant un principe absolu, le droit d’échanger, élément constitutif du droit de propriété, du droit de disposer du fruit de son travail ». (Lettre à Yves Guyot du 27 juin 1878 ; Archives de Paris, fonds Guyot, D21J 136) De ce point de vue, c’est une amère désillusion : l’association n’est libre-échangiste qu’à moitié, et ne défend que le renouvellement des traités de commerce. Or, écrit Martineau, « le régime des traités est loin d’être notre idéal, à nous qui voulons la liberté complète, absolue du commerce ; c’est un système de transition entre la servitude et la liberté qui a des inconvénients nombreux ». (« Le Télégraphe et les traités de commerce », Le Mémorial des Deux-Sèvres, 4 février 1882) Le régime des traités de commerce brouille les idées du public sur la notion de liberté commerciale, et continue l’erreur économique protectionniste fondée sur l’oubli des intérêts du public consommateur ; à ce titre il n’y a qu’un devoir, c’est de l’abolir. (« Les traités de commerce », Le Mémorial des Deux-Sèvres, 11 février 1882). Pour cette raison, Martineau reste en retrait. « J’ai refusé de faire partie de l’Association pour la liberté du commerce fondée par Léon Say et ses amis », se justifie-t-il quelques années plus tard, « parce que — et je l’ai écrit à M. de Molinari — cette société ne parle que des traités de commerce ; elle ne repose pas sur le principe fondamental, le droit d’échanger, conséquence du droit de propriété, droit absolu. Elle n’a pas pris comme la ligue anglaise cette grande devise : abolition totale, immédiate et sans condition, des lois céréales ; elle est ainsi condamnée à la stérilité. » (Lettre à Yves Guyot du 27 juin 1878 ; Archives de Paris, fonds Guyot, D21J 136) « Pour tout esprit logique, la liberté est une et indivisible », clame-t-il, et par conséquent toutes les libertés se tiennent ; aucune ne peut être lâchement abandonnée, quelles que soient les opportunités politiques. (« La loi d’évolution et de progrès moral des sociétés et le socialisme », Journal des économistes, juillet 1899, p. 8) De même, dit Martineau, « entre la liberté et la servitude, je défie que l’on trouve un moyen terme », et par conséquent c’est toute la liberté, la liberté pleine et entière qu’il faut réclamer et tâcher d’acquérir. (« Deuxième lettre sur le libre-échange », Le Phare des Charentes, 11 décembre 1884) Il tempête donc contre les « libérâtres, amis de la liberté à dose infinitésimale », qui refusent d’admettre ce qu’ils appellent la liberté illimitée, alors que la liberté de sa nature est limitée par la liberté des autres, et que l’État est institué pour sauvegarder, garantir le droit, et obliger chacun au respect du droit des autres. (« Sixième lettre sur le libre-échange », Le Phare des Charentes, 16 décembre 1884.) La liberté n’a pas d’autre limite que celle-ci, soutient-il, et on ne peut lui donner d’autres bornes sans la violer et la mutiler. (Idem ; voir aussi « Du mandat du législateur et de ses limites », Journal des économistes, février 1885, p. 220.) Donner dans les concessions, les compromis, c’est oublier les principes et les renier ; c’est faire l’acte insensé d’assiégés qui ouvriraient eux-mêmes les portes de la place qu’ils défendent, selon la belle image que lui donne son ami Frédéric Passy, en ouverture de sa brochure contre Marx. (Le fondement du collectivisme. Examen critique du système de Karl Marx, 1894, p. 5) Dans sa défense du libre-échange ou son opposition au socialisme collectivisme de Karl Marx et de Jean Jaurès, Martineau s’en abstient. Son programme face au protectionisme tient en un seul mot : « abolition » ; et si l’on réclame des épithètes, il donne celles-ci : « abolition totale, complète ». (« La protection de la liberté », Le Courrier de La Rochelle, 13 novembre 1892.) De même, ce qu’il faut opposer au socialisme, c’est la liberté pure et simple, ou la justice. En effet, « quand la loi retient l’homme dans le sentier de la justice, quand elle pose cette limite à son activité, elle ne lui impose qu’une négation pure, elle fixe la limite qui sépare son droit du droit égal d’autrui, elle n’est pas despotique, elle ne porte aucune atteinte à sa liberté, à sa propriété ; elle l’empêche simplement de nuire à la liberté et à la propriété d’autrui. » (Du domaine de la loi et de ses limites, 1876, p. 8)

Les contradictions des protectionnistes.

Comme Frédéric Bastiat avant lui, Ernest Martineau pourchasse les sophismes économiques des partisans du protectionnisme, et réaffirme avec solennité et fermeté les avantages utilitaires et moraux de la liberté du commerce. Des premiers ou des seconds, la balance n’est pas égale, et il témoigne d’une préférence marquée pour les arguments de justice, d’égalité et de morale. Ce qui le blesse avant tout, dans les menées des protectionnistes, c’est le renversement qu’ils se proposent dans les fondements même du droit public. « La Révolution française a été faite pour faire cesser les injustices, pour établir dans la loi le règne de la liberté et du droit », lance-t-il une fois à ses adversaires. « Vous demandez une injustice, vous réclamez des privilèges ; vous vous trompez d’époque : dans la démocratie française, il ne doit y avoir que des lois de justice et d’égalité. » (« Cinquième lettre sur le libre-échange », Le Phare des Charentes, 14 décembre 1884.) Le protectionnisme est pour lui un système économique tout droit tiré des maximes de l’Ancien régime, pour ne pas dire du Moyen-âge, ou de ces deux peuples de possesseurs d’esclaves de l’Antiquité. Le protectionnisme est d’ailleurs déjà une appellation hypocrite, car il s’agit non de protection mais de privilège. (« Sixième lettre sur le libre-échange », Le Phare des Charentes, 16 décembre 1884.) Qu’est-ce que l’impôt protecteur, en effet, sinon une dîme, comme sous l’Ancien régime ? « Que le lecteur ne perde pas cela de vue », note-t-il ainsi ; « qu’il n’oublie pas que lorsqu’il va au marché sous un régime de monopole, et qu’il va acheter sa viande ou son pain, le monopoleur est à ses côtés, attaché à ses pas ; que lorsqu’il ouvre sa bourse pour payer, le monopoleur y plonge sa main pour en retirer une certaine somme qu’il empoche à son profit. » (« Huitième lettre sur le libre-échange », Le Phare des Charentes, 27 décembre 1884.) Les produits renchéris par les tarifs douaniers soi-disant protecteurs induisent un transfert de richesse du consommateur au producteur privilégié, exactement comme dans l’ancien temps les seigneurs féodaux en percevaient, sans aucun service équivalent. (« Protection et libre-échange. Résumé d’une lecture faite le 9 mars à la Loge l’Accord-Parfait. », Le Phare des Charentes, 18 mars 1888.) La Révolution française a été faite pour que l’impôt ne soit plus perçu que par le Trésor public et pour financer les services publics, et ici l’impôt est payé à des particuliers, à des classes, comme sous les régimes arbitraires de tyrannie et de bon plaisir. (« La réforme de l’impôt et les taxes dites de protection douanière », La Nouvelle Revue, 1892, t. 75, p. 135) Trois principes fondamentaux ont fait irruption sur la scène : Liberté, Égalité, Fraternité, et tous les trois sont renversés par le protectionnisme. La liberté, d’abord, et c’est évident. « Nos adversaires repoussent le libre-échange, ils ne veulent pas que l’échange soit libre, donc ils veulent qu’il ne soit pas libre ; ils ne veulent pas que l’échange se fasse sous l’empire de la liberté, donc ils veulent qu’il se fasse sous l’empire de la servitude. » (« Deuxième lettre sur le libre-échange », Le Phare des Charentes, 11 décembre 1884.) L’égalité est, de même, foulée aux pieds, car la loi introduit une classe de producteurs privilégiés, qui s’enrichit par des exactions légales commises contre le public consommateur, décidément trop naïf. Il faudrait, pour garantir le respect des principes, que les tarifs douaniers au moins protègent tout le monde, mais c’est une impossibilité matérielle ; il faut donc ne protéger personne. Enfin le protectionnisme c’est l’égoïsme érigé en système, c’est la spoliation légale : qu’y a-t-il là de fraternitaire ? Rigoureusement parlant, la protection douanière est illégale, anti-constitutionnelle ; l’Assemblée commet un « crime de lèse-Constitution » en votant des lois d’impôts au profit de certaines industries privilégiées. (« La protection, c’est l’argent des autres », Annales économiques, 20 août 1890, p. 277) Si la France avait une Cour suprême comme les États-Unis, Martineau voudrait la voir saisie ; en l’état il faut se contenter d’un appel au Parlement, et surtout à l’opinion. 

Pour convaincre, Martineau traque les sophismes des protectionnistes, et il se retrouve souvent à les prendre « en flagrant délit d’ignorance économique ». (« Le Libre-Échange », Le Mémorial des Deux-Sèvres, 27 juin 1878.) Il se montre aussi particulièrement brillant dans le dévoilement de leurs contradictions. Car la politique protectionniste, bien analysée, n’est rien d’autre qu’un mirage et une déception. Quand les adeptes de la douane soi-disant protectrice établissent de forts tarifs, ils arguent de leurs effets « compensateurs ». Mais qui paie les droits de douane ? Les protectionnistes ne l’avouent qu’à demi-mots. « M. Méline et ses amis ont ce qu’on appelle un système d’explications à tiroirs », note Martineau. « Un jour, ils disent que c’est l’étranger qui paiera les droits protecteurs ; une autre fois, quand ils sont pressés par un adversaire qui les accule dans leurs derniers retranchements comme l’a fait M. Camille Pelletan vis-à-vis de M. Méline dans la séance du 9 juin dernier, ils reconnaissent, bon gré mal gré, que c’est le public consommateur qui supporte tous les frais de la protection. » (« La protection, c’est l’argent des autres », Journal des économistes, mai 1891, p. 259) Un vrai système de compensation, chargé d’« équilibrer les frais de production », devrait tenir compte des différences uniques à chaque région du monde, mais les protectionnistes ne sont pas si fins. En théorie, il faudrait autant de tarifs que de pays. Même alors, l’absurdité serait à son comble. « Grâce au libre-échange, chaque peuple participe à la gratuité résultant de la variété des climats, de la plus ou moins grande fécondité du sol, etc. ; c’est la raison d’être du commerce. Le système compensateur qui consiste à attendre, pour commercer avec un autre peuple, que les frais de production soient égalisés et compensés, est l’absurdité même ; c’est la négation du commerce, qui est fondé précisément sur la différence des prix. » (Discussion à la Société d’économie politique de Bordeaux du 3 juin 1903 ; Revue économique de Bordeaux, n°93, novembre 1903, p. 203)

Martineau ne manque pas de relever, dans les discours des principaux artisans du protectionnisme, les aveux qui condamnent moralement et économique leur régime barbare. Ainsi, en juin 1890, Jules Méline affirme à la tribune : « Si vous protégez l’un, vous atteignez forcément les autres, c’est inévitable ; ainsi, les droits sur l’avoine sont payés par les cultivateurs qui achètent de l’avoine et qui n’en produisent pas. » (propos cité par Martineau plus de vingt fois dans ses œuvres) C’est l’aveu éclatant, très précieux pour notre auteur, que les droits protecteurs sont bien payés par les consommateurs nationaux. Au même moment, un rapporteur, Albert Vigier (député du Loiret), dit textuellement ceci : « On prétend que la protection ne sert à rien ; vous pouvez cependant en constater les effets : depuis le droit de 70 fr. contre les alcools étrangers, il n’en entre plus, ou du moins il n’en entre qu’une quantité infinitésimale. » (Neuf occurrences de cette citation.) Autre aveu de grande valeur. « Quoi de plus formel ? » lance Martineau. « Oui, de l’aveu même de M. Vigier, de par les droits protecteurs, il y a en France moins de fer, de houille, de matières, de tissus de tous genres, moins de blé, moins de pain, moins de viande, moins de beurre, moins de fromage, moins de poissons frais et salés, moins de vin, moins d’alcool, moins de tripes, moins, en un mot, de tous produits agricoles et industriels, que sous un régime de libre-échange ! » (« La nationalisation de la diète », Le Phare des Charentes, 20 juillet 1892) Les aberrations dans les principes premiers et les théories de ces hommes qui rejettent, en matière d’économie politique, et les principes et les théories, sont éclatantes, et Martineau excelle à les traquer comme à les exposer aux yeux du public. Ses écrits prennent alors une forme démonstrative et ludique, pour aboutir à des sentences sans appel. « L’édifice était si solide », dit-il en une certaine occasion, « qu’il a suffi d’y toucher pour qu’il s’écroulât ruiné dans ses bases mêmes et ceux-là même qui l’ont construit l’ont détruit. » (« Des droits de protection compensateurs », Annales économiques, 20 juillet 1890, p. 108-109)

Contre l’erreur socialiste.

Un demi-siècle a passé depuis la mort de Frédéric Bastiat, et Karl Marx, Paul Lafargue, Jean Jaurès, ont remplacé la génération des Charles Fourrier, Louis Blanc, P.-J. Proudhon ou Victor Considérant. Ces nouveaux théoriciens prétendent inaugurer le socialisme scientifique ; il faut démontrer les aberrations de leur fausse logique. Nul n’est besoin, pour ce faire, de chercher bien loin. Dès la première ligne de son grand ouvrage, Le Capital, Karl Marx affirme péremptoirement que la richesse des sociétés s’annonce comme une immense accumulation de marchandises et que la marchandise est la forme élémentaire de cette richesse. Première phrase et première erreur ; car la richesse des sociétés tient dans les services utiles, qu’ils s’appliquent ou non à des marchandises, à des produits matériels. (« Conférence sur la propriété individuelle et le capital », Bulletin de la Société de géographie de Rochefort, 1897, p. 135). Marx présente ensuite sa théorie de la valeur, sans grande innovation sur Adam Smith ou David Ricardo ; l’emprunt est bien mal avisé. La valeur ne gît pas dans la matière, mais dans l’effort humain, dans le service rendu ; elle ne se proportionne pas à l’intensité ou à la durée du travail, mais au travail épargné à l’acquéreur, en un mot au service rendu. (« Le principe de Lavoisier et le socialisme scientifique », Journal des économistes, octobre 1901, p. 14) Tout cela, présenté comme les fondements de toute la théorie socialiste, est bien peu solide. Martineau en profite pour avancer dans son entreprise de destruction méthodique. « Pour abattre l’échafaudage des sophismes de K. Marx, nous commençons par saper la base, la théorie de la valeur ; la base détruite, tout s’écroule. » (Discussion à la Société d’économie politique de Bordeaux du 3 juin 1903 ; Revue économique de Bordeaux, n° 91, juillet 1903, p. 131) La théorie de la valeur ne sonne pourtant pas la fin des erreurs et des contradictions socialistes. Les auteurs du socialisme collectiviste présentent comme une évidence la lutte à mort entre le capital et le travail, mais c’est en se faisant une idée très peu juste de l’un comme de l’autre. « Le capital, en effet, est une accumulation de services qui est le fruit d’un travail ancien », explique Martineau, « et l’ouvrier qui possède une scie, un ciseau, un outil quelconque, possède un capital ; en outre, les connaissances acquises pendant l’apprentissage constituent également un capital, car elles aident puissamment l’ouvrier, en rendant son travail actuel plus productif ; enfin, les bonnes habitudes qui sont le fruit de l’éducation, l’amour du travail, l’ordre, l’économie, la tempérance, constituent aussi, au sens rigoureux et exact du mot, un capital, puisqu’elles contribuent au développement actuel de la richesse. » (« Bourgeoisie et peuple », Le Mémorial des Deux-Sèvres, 18 novembre 1882) Ainsi les citoyens d’une démocratie, les membres d’une société fondée sur la justice, ne forment pas des classes, et tout le monde mériterait, à des degrés divers, ce qualificatif peu scientifique de « capitaliste ». Les chefs du socialisme, écrit même plaisamment Martineau, « sont incontestablement des capitalistes : ils possèdent plus ou moins ce capital si précieux, l’instruction acquise ; non l’instruction économique, il est vrai, car leur langage prouve qu’ils n’ont sur ce sujet que des connaissances négatives ; mais tout au moins ont-ils le bagage d’une certaine instruction au moins primaire, et cette instruction, ne leur en déplaise, est un véritable capital. » (« Le parti ouvrier », Le Mémorial des Deux-Sèvres, 24 mars 1883)

Les recommandations pratiques des socialistes et des collectivistes, que valent-elles ? Ils demandent la liberté politique et la servitude économique : quelle curieuse et bien contradictoire union ! Ils se qualifient d’avancés, et ne sont en vérité que des rétrogrades. Après les Romains, dit Martineau, qui avaient décrété la tutelle perpétuelle des femmes, les socialistes introduisent la tutelle perpétuelle des hommes : c’est ce qu’ils appellent le progrès. (« La loi d’évolution et de progrès moral des sociétés et le socialisme », Journal des économistes, juillet 1899, p. 5) Ils parlent de communauté d’abondance, mais refusent le seul moyen qui existe de l’atteindre : la liberté, la propriété privée et la concurrence ; car pressé par la concurrence, chacun est forcé d’abaisser ses frais, ses prix de revient, et d’offrir au public consommateur une plus grande abondance, plus aisément accessible. (« Conférence sur la propriété individuelle et le capital », Bulletin de la Société de géographie de Rochefort, 1897, p. 139) La fausse communauté des communistes s’accompagne d’un sombre cortège : ce sera, prévient Martineau, un régime de compression, d’oppression, de despotisme. (Discussion à la Société d’économie politique de Bordeaux du 3 juin 1903 ; Revue économique de Bordeaux, n°93, novembre 1903, p. 198 ; « La loi d’évolution et de progrès moral des sociétés et le socialisme », Journal des économistes, juillet 1899, p. 4) Face à cette menace, c’est la popularisation des principes de la liberté humaine qui sauvera la société. Cependant, prévient-il, « si la lumière n’est pas faite, si elle n’éclaire pas les couches profondes de la société, alors des désordres graves bientôt devront surgir, et la civilisation moderne périra dans d’effroyables convulsions, sous le flot d’une nouvelle invasion de barbares. » (Examen du système social de Karl Marx, fondateur de l’Internationale, 1882, p. 14)

Conclusion. Martineau le vulgarisateur.

Ernest Martineau a défendu un libéralisme authentique à une époque marquée par les concessions croissantes et par le succès sans cesse plus grand et plus menaçant des principes contraires. Les étapes de cette perte de terrain progressive de la liberté en France se retrouvent dans ses écrits. « Quelle fin de siècle et comme elle s’achève misérablement » souffle-t-il un jour. (« La logique de M. Méline », Le Courrier de La Rochelle, 13 juillet 1890) « L’heure est grave : nous sommes à un tournant de l’histoire, et de nouveaux barbares sont là qui guettent la civilisation. » (« Rapport sur les projets d’impôts progressifs sur les successions et sur le revenu », Bulletin de la Société de géographie de Rochefort-sur-Mer, 1897, p. 74.) Il faudrait vaincre l’ignorance économique de la population et de ses élites, et inverser une bien dangereuse tendance à la suppression des libertés. Les chances de succès, du moins immédiatement, sont bien faibles, et il le reconnaît, mais sans perdre courage. « Nous prêchons dans le désert », écrit-il carrément. « Mais patience, cette folie n’aura qu’un temps, et la raison finira bien par avoir raison. » (« Un courant à changer », Le Phare des Charentes, 24 janvier 1890.) Nous vaincrons puisque nous avons raison : c’est une affirmation qu’il répète souvent, et qui lui donne, semble-t-il, de l’ardeur. 

Pour éviter les grands désastres du protectionnisme et du socialisme, Martineau a toujours misé sur la controverse publique et la propagande des bons principes. Malgré ses occupations professionnelles, il a collaboré à de nombreux journaux et donné d’innombrables conférences. Son ambition était l’éducation, la diffusion ; il donnait sa préférence à l’efficacité plutôt qu’à l’éclat. Il parle devant des écoles de filles, ou donne des conférences devant des audiences populaires, faites de « cultivateurs du canton » ou de « baigneurs » de la station balnéaire de Châtelaillon, près de La Rochelle. (Lettre à Louis Havet, du 5 novembre 1904, Bibliothèque Nationale de France, NAF 24499, f° 271) Tous les adeptes du libéralisme économique reconnaissent en lui un propagandiste et un vulgarisateur hors pair, « véritable apôtre, dont Bastiat eût été fier » (Revue économique de Bordeaux, n° 12, juillet 1890, p. 264) Le succès de ses articles de journaux contre le protectionnisme, ou de ses brochures contre les systèmes socialistes et collectivistes, n’enivrent pourtant pas son caractère bonhomme et tranquille. « Je n’en tire pas vanité pour mon humble personne », écrit-il à Marc Maurel, président de la Société d’économie politique de Bordeaux ; « je reporte tout l’honneur à mon maître, à Bastiat ; je ne suis qu’un vulgarisateur, je ne réclame pas d’autre titre ». (Lettre publiée dans la Revue économique de Bordeaux, n° 42, mai 1895, p. 108) Tâchons, nous aujourd’hui, de le lui accorder.

Découvrez les Œuvres d’Ernest Martineau

 

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