L’AVENIR D’UNE ILLUSION

par Thierry Foucart

Les opinions politiques extrêmes ne sont plus marginales en France, ni d’ailleurs dans les autres pays démocratiques, au plan statistique : la France Insoumise et le Front national ont recueillis à eux deux plus de 40% des voix aux élections présidentielles. Leur succès relatif est évidemment l’échec des partis modérés traditionnels.

Cette situation inédite pose des questions fondamentales sur le fonctionnement de notre démocratie. Celle que nous nous posons ici est la persistance de l’illusion marxiste : comment des Français peuvent-ils encore croire à l’avenir radieux de l’humanité promis par le socialisme d’antan ? N’ont-ils rien appris depuis la reconnaissance par l’URSS elle-même, en 1956, des atrocités commises par Staline ? Depuis la chute du mur de Berlin et les témoignages innombrables sur la vie menée par les populations en URSS et dans les démocraties populaires ? Ces questions ont été abordées dans trois ouvrages fondamentaux :
  • Le passé d’une illusion (François Furet, 1995) :
Il s’agit d’un ouvrage dans lequel l’auteur explique la fascination exercée par la révolution d’Octobre 1917 sur les intellectuels socialistes de l’époque, puis l’influence du communisme sur la politique française avant et après la seconde guerre mondiale.
  • Le livre noir du communisme (Stéphane Courtois dir., 1997) :
C’est un ouvrage collectif publié dont les auteurs décrivent en détail les événements qui se sont produits en URSS, dans les démocraties populaires, en Amérique du sud et Extrême-Orient.
  • Le communisme, une passion française (Marc Lazar, 2005)
Plus récent que les précédents, cet essai propose une analyse du succès et du déclin de l’idéologie communiste jusqu’à nos jours. Olivier Milza de Cadenet propose une critique complète de cet ouvrage (http://oliviermilza-de-cadenet.blogspot.fr/2010/05/etude-de-le-communismeune-passion.html). François Furet et Stéphane Courtois sont des anciens membres du PCF (comme Jean Bouvier, Daniel Lefeuvre, Emmanuel Le Roy Ladurie, Annie Kriegel, Alain Besançon…) Leurs travaux sont contestés par d’autres historiens restés communistes, comme Annie Lacroix-Riz, professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris 7. Certains philosophes sont restés marxistes (Alain Badiou, Étienne Balibar). Il existe aussi l’Anti-livre noir du communisme, dont les auteurs (anonymes) reprochent à Stéphane Courtois l’absence de définition du communisme, la confusion volontaire entre nazisme et communisme (que Lucien Werth ne fait pas), réfutent la plupart des statistiques…

L’approche événementielle

Les deux premiers ouvrages donnent les raisons objectives de l’ascension et de la chute du mirage communiste en France. François Furet présente l’argumentaire développé par le régime soviétique et diffusé par le Parti communiste français avec efficacité, en particulier auprès des intellectuels, pendant toute l’existence de l’URSS. Cette efficacité est manifeste dès la Révolution d’octobre, comparée à la Révolution française de 1789. Elle aboutit à la scission des forces de gauche au congrès de Tours (1920) qui sépare la minorité socialiste souhaitant garder son autonomie et rejetant l’insurrection révolutionnaire, de la majorité communiste acceptant la tutelle de l’URSS et revendiquant l’insurrection pour accéder au pouvoir. La différence entre ces deux tendances ne doit pas effacer le point commun : les deux partis ont le même objectif final, l'instauration d’un régime marxiste. Pendant tout l’avant-guerre, l’URSS, par l’intermédiaire du Komintern, impose au PCF de soutenir la politique soviétique et acquiert une influence considérable sur les intellectuels. Cette propagande est financée par l’URSS, assurée par des associations, journaux et revues sous contrôle, des voyages organisés de syndicalistes, d’élus communistes et d’intellectuels invités. Un certain nombre de ces derniers adhèrent publiquement ou secrètement au PCF, tandis que d’autres limitent leur engagement politique au compagnonnage. Le reniement public de cet engagement politique suscite des réactions violentes chez les communistes et sympathisants. La publication de l’essai d’André Gide Retour d’ U.R.S.S. (1936) qui montre l’échec économique et social de l’URSS, donc du marxisme dont elle prétend être l’incarnation, vaut à son auteur de nombreuses condamnations morales, des insultes, même de la part de ses propres amis. Il se termine pourtant de la façon suivante : « l’aide que l’U.R.S.S. vient d’apporter à l’Espagne nous montre de quels heureux rétablissements elle demeure capable. L’ U.R.S.S. n’a pas fini de nous instruire ni de nous étonner. » Cet essai est emblématique de l’engagement d’André Gide comme compagnon de route et de son désengagement provoqué par la constatation de l’échec de l’URSS, et de la réaction passionnelle à une critique pourtant prudente. Par contre, Pierre Pascal, Boris Souvarine, Victor Serge et d’autres ont dénoncé l’extrême brutalité du régime soviétique dont ils ont été témoins ou victimes bien avant la seconde guerre mondiale. Le pacte germano-soviétique (23 août 1939), l’invasion conjointe de la Pologne par l’Allemagne et l’URSS, l’annexion des pays baltes par l’URSS … sont acceptés difficilement en France. L’entrée en guerre de l’Allemagne contre l’URSS (22 juin 1941) recrée l’unanimité des communistes autour de Staline. La victoire de l’URSS, les souffrances terribles endurées par sa population et la participation des communistes à la Résistance en France lui donne un prestige supplémentaire en Occident et fait même oublier aux Occidentaux l’alliance entre l’Allemagne nazie et l’URSS jusqu’en 1941. En Europe centrale, la situation est différente parce que les populations sont confrontées directement aux agissements de l’URSS pour installer le marxisme par la force. Le Kominform prend la place du Komintern après la guerre, avec à peu près les mêmes fonctions. Les informations qu’il transmet en France sont souvent mensongères, mais crues. Henri Massis par exemple (Découverte de la Russie, 1944) est très critique de la politique sociale de l’URSS mais accepte sans réserves les statistiques économiques officielles de l’URSS : il ne soupçonne pas l’énorme mensonge sur sa réussite économique, qui va quasiment durer jusqu’à son effondrement. Au plan politique, il faut attendre des événements historiques comme la répression en Allemagne de l’Est (1953), la reconnaissance des crimes staliniens par Khrouchtchev (1956) l’invasion soviétique de la Hongrie (1956), de la Tchécoslovaquie (1968), et la publication en Occident d’essais et de témoignages sur la vie en URSS (J’ai choisi la liberté, Kravchenko, 1947, L’archipel du goulag, Soljenitsyne, 1973, L’avenir radieux de l’humanité, Zinoviev, 1978 etc.), la reconnaissance en 1990 du massacre d’officiers polonais à Katyn commis en 1940 par le soviétiques, pour que la vérité du régime soviétique soit connue peu à peu de la population française (elle l’était déjà ailleurs, même en Italie). C’est cette vérité qui est détaillée dans Le livre noir du communisme, sous la plume de Lucien Werth. Ce qu’il décrit est épouvantable : en URSS, de 1917 à 1985, c’est une succession d’assassinats, de famines et de terreurs organisées, de déplacements arbitraires de populations, de camps de concentration, de tortures. L’ouvrage est minutieusement référencé par des documents officiels grâce à l’ouverture des archives soviétiques après la chute de l’URSS. Cette histoire se répète dans les autres pays sous régime communiste et est publiée dans le même ouvrage sous d’autres signatures : les démocraties populaires d’Europe centrale, Cuba, la Chine de Mao, le Vietnam d’Ho Chi Minh, le Cambodge des Khmers rouges etc. ont été les théâtres des mêmes atrocités, parfois pires encore. Le prestige de l’URSS en France est évidemment entamé par toutes ces informations, mais la perte en suffrages ne commence que tardivement : le pourcentage de voix en faveur du PCF et de l’extrême gauche, de 24% en 1978 (plus de vingt ans après le discours de Khrouchtchev !), passe à 11% en 1986, et se réduit à quelques pourcentages maintenant. La quasi disparition du PCF depuis la chute du mur de Berlin est en effet compensée par un renforcement du Parti socialiste de 1993 (Gauche non communiste et Verts : 29,80%, PCF et Front de gauche : 9,19%) à 2012 (Gauche non communiste et Verts : 39,86%, PCF et Front de gauche : 6,91%). C’est l’audience du PCF qui diminue, pas celle de l’extrême gauche trotskyste, et, au cours de la même période, celle du parti socialiste augmente nettement. Il y a évidemment un transfert de voix du PCF au PS : les électeurs ne changent pas d’idéologie, mais refusent le régime soviétique dont ils ont compris la nature et abandonnent le PCF qui lui est complètement soumis. C’est le renversement de la majorité du congrès de Tours. Ce transfert de voix a renforcé au sein du Parti socialiste sa gauche marxiste au détriment de la social-démocratie représentée par François Hollande, ce qui explique l’émergence des « frondeurs du PS » et son éclatement en 2017, lors de l’élection présidentielle, au profit de la France Insoumise, rejointe par de nombreux marxistes, et de La République en marche, rejointe par les sociaux-démocrates. L’idéologie marxiste est donc toujours largement partagée ; elle s’est d’abord déplacée des partis révolutionnaires vers les partis plutôt sociaux-démocrates. Elle en a ensuite perturbé le fonctionnement au point de provoquer la quasi disparition du PS. Elle reste maintenant présente dans la France insoumise et l’extrême gauche réfugiée dans l’idéalisation du trotskysme. L’utopie marxiste a été sauvée par le rejet de la pratique soviétique, et l’abandon du principe de l’insurrection révolutionnaire a rassemblé les marxistes qui conservent ainsi leur influence.

Une explication psychologique

Comment expliquer que cette utopie totalitaire suscite l’adhésion d’une partie de la population française aussi longtemps après que les faits sont connus ? Si la réalité soviétique n’a pas suffi à faire disparaître cette illusion, c’est parce que cette dernière est fondée sur l’irrationnel. En 1955, dans L’opium des intellectuels, Raymond Aron pose la question de « l’attitude des intellectuels, impitoyables aux défaillances des démocraties, indulgents aux plus grands crimes pourvu qu’ils soient commis au nom des bonnes doctrines. » Cette question contient sa propre réponse : il s’agit par principe de « bonnes doctrines », et les atrocités commises en leur nom ne peuvent les remettre en cause. Cette attitude est difficile à comprendre du fait que le rôle social des intellectuels, qu’ils revendiquent eux-mêmes, est d’éclairer le peuple, au sens de l’humanisme, en analysant l’être humain et la société par l’observation, le travail, la réflexion, l’esprit critique, c’est-à-dire de façon rationnelle, en cherchant par le débat la meilleure solution aux problèmes de la société. Marc Lazar résume la disposition d’esprit des communistes de la façon suivante : « fascination pour la violence régénératrice, aspiration à une rupture radicale, quête d’humanisme, croyance de type religieux, demande de fraternité, esprit rationaliste et scientifique etc. » (Histoire mondiale de la France, p. 652, sous la direction de Patrick Boucheron, Le Seuil, 2017). Elle correspond largement au projet de la France Insoumise et explique leur adhésion au mouvement de Jean-Luc Mélenchon. Ces dispositions d’esprit comportent surtout des caractères psychologiques qui relèvent de la passion et non de la raison. La fascination pour la violence régénératrice est contraire à l’humanisme des sociétés démocratiques puisqu’elle justifie l’insurrection pour installer le communisme. Le soutien à ceux qui veulent mettre en place un régime communiste par une démarche démocratique, comme Salvador Allende au Chili, s’explique par la croyance de type religieux en cette idéologie et leur quête d’humanisme. On retrouve ici une des raisons de la scission à l’issue du congrès de Tours, entre socialistes démocrates dont Jaurès est l’exemple, et communistes révolutionnaires dont Lénine est le symbole. Cette croyance de type religieux conduit Jean-Paul Sartre à mentir pour ne pas désespérer Billancourt. Cette explication du mensonge n’est peut-être pas la bonne. Ce n’est pas l’intérêt des ouvriers qui l’ont conduit à cacher sciemment la vérité, mais la nécessité psychologique pour lui-même de nier des faits qui vont à l’encontre de sa conviction, de la même façon qu’un prêtre contesterait l’Inquisition pour ne pas renier Dieu. En traitant les anticommunistes de « chiens », il évite un débat qui lui serait bien difficile. Il n’est pas seul dans cette situation, et certains nient encore l’évidence d’autant plus violemment qu’ils partagent cette foi communiste. Sartre quitte ensuite le stalinisme au profit du maoïsme, avec d’autres, comme Alain Badiou, pour conserver ses illusions (à quel prix !), tandis qu’Aragon, très perturbé par les révélations de Khrouchtchev, condamne fermement dans les Lettres françaises le stalinisme puis l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’URSS en 1968, et que Maurice Thorez reste stalinien jusqu’à sa mort en 1964. Ces différents comportements montrent le caractère passionnel de l’adhésion au marxisme et du soutien à l’URSS, à la Chine, à Cuba… La passion rend superflue la connaissance de la réalité. La Chine de Mao, par exemple, a été décrite, pendant de nombreuses années, par des écrivains et journalistes qui ne parlaient pas chinois, voyageaient sous contrôle, et se fiaient aux discours et statistiques officiels. Cuba est encore l’objet d’une illusion (cf. mon article sur le Che). Certains intellectuels communistes sont en fait incapables psychologiquement d’admettre le caractère utopique du marxisme et l’impossibilité de le mettre en pratique en respectant les droits de l’homme. Ils trahissent leur rôle social en soutenant la passion contre la raison et en exerçant une influence irrationnelle sur une partie de la population. La disposition d’esprit est une donnée individuelle solidement fixée, et, d’ailleurs, certains auteurs (comme Régis Debray) qui ont perdu la passion du communisme, reconnaissent que, si l’occasion leur en était donnée, ils seraient tentés de repartir au combat. Stéphane Courtois, François Furet, Jean Bouvier et tous ceux qui ont renié le communisme sont des réalistes, des rationnels, qui ont été trompés et s’en sont rendu compte en observant les faits. C’est le temps et le renouvellement des générations qui peuvent faire disparaître une idéologie fondée sur la passion, parce qu’il faut que les dispositions d’esprit changent pour que l’aveuglement cesse. Cette explication de nature psychologique explique la persistance de l’utopie, à des degrés divers, dans la mentalité de la population française.

Le retour du totalitarisme

Marc Lazar cite aussi l’esprit rationaliste et scientifique parmi les dispositions qui expliquent l’adhésion au marxisme. Le marxisme revendique effectivement une scientificité analogue à celle des sciences exactes. Cela revient à appréhender le monde humain et social de la même façon que le monde physique, à considérer la population comme un ensemble d’objets tous identiques et manipulables, et qui, soumis à des mêmes expériences, réagissent de la même façon : le marxisme est alors le régime idéal universel, indépendamment des spécificités culturelles des sociétés. Le caractère scientifique du marxisme repose sur cette notion contestable de l’humanité et n’est qu’une justification a posteriori. C’est l’habitude actuellement : toute idéologie doit être argumentée scientifiquement, par des statistiques, des modèles, des équations pour affirmer sa scientificité et la rendre plus difficile à contester. Le féminisme est un exemple typique de cette inversion des prémisses. L’évolution scientifique actuelle conforte cette prise de pouvoir de la science des choses sur la société des hommes : la révolution informatique prend la suite de la révolution scientifique du XXe siècle en substituant à la force de la machine la puissance de l’ordinateur pour redonner l’illusion que l’homme maîtrise sa propre destinée, et donc celle de la société. Elle fait partager l’utopie marxiste sous une forme moderne à ceux dont les dispositions d’esprit n’ont pas changé.



2 commentaire(s)

  1. "(...) la F.I. et le F.N. ont recueillis [sic]": la méconnaissance du français n'est plus marginale en France ...

  2. M. Lupin confond l'orthographe et la faute de frappe.


Vous souhaitez commenter ?

Votre adresse électronique ne sera pas publiée. Les champs requis sont marqués d'une *