L’HOMME, L’EUROPE, L’AVENIR

L'Homme, l'Europe, l'Avenir par Thierry Foucart « Le paradoxe de notre situation est que nous n’avons plus de capacité de rêve ni d’utopie car nous n’avons plus de vision. » L’homme cherche depuis toujours la meilleure façon d’organiser la société dans laquelle il vit. Partout dans le monde et à toutes les époques, les religions ont apporté une solution durable, parfois violente. Ce moment semble terminé : les migrations ont affaibli l’homogénéité culturelle et religieuse des pays européens, et les progrès scientifiques et économiques ont bouleversé les structures sociales. L’évolution s’accélère sur les deux plans, et la société dans laquelle l’individu naît ne ressemblera pas du tout à celle dans laquelle il terminera sa vie. Le progrès est discuté, contesté parce qu’il va très vite et qu’il impose à chacun de s’adapter sans arrêt à de nouvelles conditions de vie. En laissant de plus en plus de monde sans perspective, sans avenir stable, sans certitude, il crée des conditions qui peuvent se retourner contre lui. Comment les sociétés modernes en sont-elles arrivées là ? Comment réenchanter le monde ?

Dysharmonie religieuse et culturelle dans les pays occidentaux

La tolérance et le libéralisme apparus au XVIIe siècle au Royaume-Uni a donné à ce dernier un régime communautariste fondé sur les valeurs chrétiennes. L’immigration d’Asiatiques et d’Africains en provenance de l’ancien Empire britannique, après la seconde guerre mondiale, a introduit de nouvelles normes culturelles et religieuses. La politique sociale menée au Royaume-Uni respecte l’autonomie des diverses communautés : « être pakistanais à Bradford peut signifier vivre dans un quartier entièrement pakistanais, faire ses courses dans des supermarchés de produits pakistanais où l’on ne vend plus que de la viande hallal, choisir une école musulmane pour ses enfants, lire un journal pakistanais et enfin demander un formulaire d’inscription sur les listes électorales en pakistanais, tout cela sans pour autant avoir l’intention de retourner un jour dans son pays d’origine » (Papin, 2004). En France, la Révolution de 1789 a au contraire soumis les religions à l’autorité politique : « il faut tout refuser aux Juifs comme nation et accorder tout aux Juifs comme individus ; il faut qu’ils ne fassent dans l’État ni un corps politique ni un ordre ; il faut qu’ils soient individuellement citoyens. Mais, me dira-t-on, ils ne veulent pas l’être. Eh bien ! S’ils veulent ne l’être pas, qu’ils le disent, et alors, qu’on les bannisse. Il répugne qu’il y ait dans l’État une société de non-citoyens et une nation dans la nation.» Dans cette déclaration de Clermont-Tonnerre, la première partie est très souvent citée : elle annonce la laïcité. La seconde est moins connue : elle montre une exigence forte de la République que le pouvoir politique a appliquée à l’église catholique avec la Constitution civile du clergé en 1790, et abandonnée peu à peu à partir du Concordat. Plus récemment, lorsque la France a accepté le regroupement familial des migrants en 1976, elle a été quasiment abandonnée. La directive européenne 2003/86/CE impose maintenant ce regroupement à tous les pays membres de l’Union Européenne, Royaume-Uni, Irlande et Danemark exceptés, et laisse se développer des tendances communautaristes qui accentuent la dysharmonie religieuse. La religion laïque communiste, née en 1917 en Russie, s’est complètement effondrée après soixante-douze ans d’un régime totalitaire en échec quasi complet. La plupart des républiques populaires, dominées par l’URSS jusqu’en 1989, ont rejoint l’Union Européenne, sans avoir connu l’immigration en provenance des anciens empires coloniaux vers l’Europe de l’ouest. Contraintes au regroupement familial par la directive de 2003, elles regardent avec inquiétude les difficultés d’intégration qui apparaissent en Europe occidentale, et cherchent à préserver leur identité nationale en empêchant, par des moyens contestés par d’autres pays membres, l’arrivée de migrants et de réfugiés. « La société ne peut vivre que s'il existe entre ses membres une suffisante homogénéité […] » (Durkheim, 2013). La diversité des races, des religions, des cultures, des langues, la disparition d’une même espérance, d’une même vision de la vie, empêchent cette homogénéité. Dans les pays libéraux, dont l’État est faible, le communautarisme isole les communautés en leur reconnaissant un pouvoir qui les renforce, et dans les pays d’Europe de l’ouest et du sud, l’État s’est affaibli devant les revendications communautaristes. Le refus de plus en plus répandu de l’immigration et de l’accueil des réfugiés est le signe d’une désintégration de l’Union Européenne dont le Brexit est la première manifestation. L’idéal partagé par les Européens d’être citoyens d’une nouvelle forme politique fondée sur les droits de l’Homme et sur des relations culturelles et historiques communes est en danger.

Déstructuration sociale et évolution technologique

Le communautarisme n’est pas le seul facteur de désintégration des sociétés occidentales. L’évolution politique y a contribué à partir du XIXe siècle. Ce point a été évoqué par Tocqueville dès 1840. La démocratie politique a donné naissance à la démocratie providentielle (Schnapper, 2002), et l’État démocratique est devenu un État-providence sous l’influence de l’idéologie socialiste et du concept, encore largement partagé en France, de la lutte des classes. Cette dernière participe largement à la disparition de l’homogénéité de la population en opposant les intérêts des capitalistes aux prolétaires et en définissant l’intérêt général par l’égalité réelle. En France en particulier, l’État-providence s’est transformé en un État tentaculaire et omnipotent. Il s’est attribué le droit et le devoir de redistribuer les richesses, c’est-à-dire de prendre à ceux qui gagnent trop pour redistribuer à ceux qui ne gagnent pas assez, suivant ses propres normes et en contradiction avec le droit constitutionnel de propriété. En imposant une fiscalité discriminante, il participe à la fragmentation politique de la société : plus de la moitié des électeurs ne paient pas l’impôt sur le revenu et sont exemptés de la taxe d’habitation. Dans le même temps, certains responsables politiques demandent que le taux marginal maximum de l’impôt sur le revenu soit porté à 80% et que l’ISF soit rétabli. Les exilés fiscaux ne sont évidemment pas près de revenir en France, et ceux qui échappent à ces impôts ont tendance à approuver ces propositions. D’une façon plus générale, les bénéficiaires de droits-créances s’opposent à ceux qui les financent. C’est le cas du système de retraite par répartition financé par les actifs. La fiscalité des loyers pénalise les bailleurs et les lois sociales protègent les locataires : l’État prélève sur les revenus des premiers des taxes et impôts qui financent les allocations logement des seconds, et, constatant la fuite des investisseurs du secteur de l’immobilier locatif, crée des niches fiscales souvent avantageuses. Le mécanisme est parfois invisible : l’assurance-maladie – et donc les dépense de santé – est proportionnelle au revenu depuis 1984. Le prix du pain va-t-il être fixé proportionnellement au revenu ? Le résultat de cette politique est clair : la justice sociale crée automatiquement de l’insatisfaction et amplifie les conflits lorsqu’elle contredit les droits constitutionnels des uns au profit des autres. L’égalité réelle détruit peu à peu l’égalité formelle, avec l’accord explicite du Conseil constitutionnel qui a décidé que « le principe d'égalité devant la loi fiscale ne fait pas obstacle à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes » (Foucart, 2018). L’individu cherche à s’enrichir par l’augmentation de sa part dans la redistribution des richesses plutôt que par son travail ou sa compétence. Les investissements tiennent souvent plus compte de la fiscalité et des subventions que de leur rentabilité. Le partage des richesses a pris le pas sur leur production. La concentration des richesses en France est l’une des plus faibles de l ‘Union Européenne, même si la comparaison est difficile, mais cela n’empêche pas les manifestations violentes, par exemple contre la loi Travail, et celles des gilets jaunes qui réclament une plus grande part dans la redistribution et une fiscalité plus « juste ». Les affirmations d’économistes de gauche (Piketty, Le Bras) qui prétendent que la concentration est un facteur d’instabilité sociale et l’égalité réelle un facteur d’enrichissement collectif, sont contredites par les évènements actuels : les revendications sociales dans les pays plus libéraux, comme le Royaume-Uni, l’Irlande, les pays baltes et la Pologne, ne prennent que rarement la forme violente de beaucoup de manifestations en France dont le taux de croissance est l’un des plus faibles de l ‘Union Européenne et le taux de chômage l’un des plus forts. Les progrès économiques contribuent aussi à la déstructuration de la société. La révolution industrielle a provoqué un exode rural dès la fin du XIXe siècle et dispersé les familles. Beaucoup de jeunes, installés en ville, n’ont plus leurs racines enfouies dans la terre jadis cultivée par leurs grands-parents ou arrière-grands-parents. La mutation économique continue : la richesse, venue d’abord de l’agriculture et du commerce, puis de l’industrie, est maintenant créée par les services. Les populations rurales ont vieilli, se sont appauvries et sont négligées par les pouvoirs publics, faute de produire et ne consommant guère. L’informatisation de la société a imposé le regroupement des services publics dans les villes, et accentué la désertification des campagnes qui, parfois, ne reçoivent même pas correctement la radio nationale France Info ni ne disposent d’un réseau de téléphonie mobile, encore moins d’un réseau internet. Cette désertification a lieu au moment où l’usage de l’informatique est exigé pour communiquer avec les entreprises et les administrations et pénalise aussi certaines banlieues. Il est incroyable que l’administration taxe les contribuables qui paient leurs impôts par chèque au lieu d’accorder une remise à ceux qui les paient par internet. Cette mesure montre l’ignorance de ceux qui l’ont décidée devant la réalité économique du pays et leur mépris envers les gens qui ne disposent pas de la capacité matérielle ou culturelle nécessaire à l’usage de l’ordinateur.

Un futur inquiétant

Les « baby boomers » des démocraties occidentales sont nés dans un monde homogène dont l’objectif était la reconstruction de leur pays après la guerre. Ils ont voulu une Union Européenne partageant les mêmes valeurs culturelles, libérales, celles des droits de l’Homme, assurant leur sécurité et le développement économique et social. Ils vivent maintenant dans des nations globalement beaucoup plus riches mais sans direction, soumises à des forces centrifuges déstabilisantes, et ont perdu l’idéal européen. Ils constatent la déliquescence des relations humaines, la solitude dans les grandes villes, se sentent impuissants devant le désarroi de la jeunesse et la misère souvent importée, ne comprennent pas la complexité administrative qui paralyse les institutions. L’Union Européenne, par sa gestion technocratique, son idéologie mondialiste naïve et son interventionnisme dans les identités nationales, s’éloigne de l’objectif de solidarité et de sécurité européennes qui a présidé à sa création. Pour ne pas se noyer, l’homme trouve parfois comme bouée de sauvetage l’action humanitaire, le bénévolat dans des associations culturelles, sportives, d’entraide… Quelques-uns s’engagent encore dans des actions guerrières, auprès des Kurdes par exemple, ou inversement trahissent les valeurs humanistes avec Daech. Mais l’Europe n’offre plus d’idéal transcendant collectif, rassembleur, est devenue une simple construction administrative et ne fait plus rêver. Les générations suivantes se trouveront devant d’autres difficultés : la société dans laquelle ils finiront leur vie sera complètement différente de celle dans laquelle ils auront vécu leur jeunesse, mais les futures règles sont inconnues. Il leur appartient de les définir. L’avenir à long terme dépend beaucoup des possibilités offertes par le progrès scientifique. De la même façon que « l’outil de l’ouvrier continue son bras ; l’outillage de l’humanité est donc un prolongement de son corps » (Bergson, 1932), l’intelligence artificielle complète celle de l’homme, et l’ordinateur est un prolongement de son cerveau. Personne n’a imaginé, après l’invention de la force motrice au XIXe siècle, le progrès matériel que nous connaissons maintenant, moins de deux cents ans après. Personne ne peut imaginer maintenant les futurs effets de l’intelligence artificielle et de la génétique sur l’homme et la société. Beaucoup de philosophes mettent en garde contre certains risques, d’autres proposent des réponses, mais prévoir l’avenir à un horizon de quelques dizaines d’années est complètement impossible. La philosophie court actuellement derrière le progrès. Les réflexions éthiques sont rendues rapidement obsolètes par la compétition scientifique et technologique qui a remplacé la course aux armements du XXe siècle. Le chômage risque d’exploser par suite du remplacement de l’homme par l’ordinateur dans de nombreuses activités : l’idée d’un « partage » du travail fait son chemin, et celle d’un revenu universel sans condition est souvent évoquée. Le jour où le cerveau humain sera aidé par des micro-processeurs implantés dans la tête et où le corps sera renforcé par des modifications génétiques, est peut-être proche. Le transhumanisme apparaîtra en Chine, en Russie, aux États-Unis, en Corée du nord, ou ailleurs. Il s’imposera ensuite, par la supériorité qu’il donne, au monde entier. Tout contrôle éthique est vite dépassé par des enjeux économiques, financiers, politiques et militaires aussi puissants : les scientifiques chinois et américains viennent de jouer à l’apprenti-sorcier en implantant un gène d’un cerveau humain à des singes (Le Figaro du 11 avril 2019). L’avenir est peut-être une nouvelle forme de colonisation des pays qui n’auront pas préparé ce futur inquiétant. Beaucoup d’autres dangers sont inconnus, imprévisibles, et apparaîtront régulièrement. L’angoisse que génère ce futur a pour conséquence la fuite dans la recherche du plaisir immédiat, la disparition des contraintes matérielles et morales, l’exigence de la sécurité et le désir de richesse, le refus des limites de la condition humaine. Toutes les réformes en cours concernant la vie humaine le montrent : la normalisation de toute forme de sexualité, la maîtrise de la natalité et son extension à des couples de même sexe, la valorisation d’idéologies parfois absurdes, comme l’antispécisme ou le véganisme, le succès des théories du complot, l’exigence de jouir sans entrave, la contestation de toute inégalité, la déresponsabilisation de l’individu. Nous vivons bien mieux que les générations précédentes, dans une société de loisirs. Mais si ce mieux se limite à une consommation effrénée de biens matériels, à la recherche permanente de la facilité, à l’immédiateté des plaisirs et à l’absence de contraintes éthiques, c’est une nouvelle forme d’obésité dans l’oisiveté qui est l’avenir de l’humanité nouvellement colonisée.

Les défis de l’avenir

Les défis de l’avenir, c’est de préserver le régime démocratique, d’éviter la colonisation de l’Europe, et de redonner un sens à la vie de l’homme.

Préserver le régime démocratique. Trois objectifs essentiels :

Le maintien de l’homogénéité des cultures et donc la fermeté des gouvernements contre les atteintes aux identités nationales. L’éducation, qui « perpétue et renforce cette homogénéité [de la société] en fixant dans l’âme de l’enfant les similitudes essentielles que réclame la vie collective » (Durkheim, 2003), est un outil primordial pour ce maintien. L’échec de l’école en France est beaucoup plus grave qu’on ne le pense. La restauration de la responsabilité individuelle. Cette dernière est indispensable à l’exercice de la liberté individuelle et passe par l’abandon des politiques protectrices abusives, de l’empathie et de la bienveillance permanentes : « elle [l’obsession de la bienveillance et du soin] favorise donc les revendications communautaristes qui s’avancent masquées sous des dehors de plaintes » (Michaud, 2016). C’est la seule façon d’arrêter la prolifération de postures victimaires. La définition précise du fonds culturel commun et de l’intérêt général de l ‘Union Européenne par le respect des droits de l’homme, en particulier de la liberté individuelle. L’immigration devrait être gérée par chaque État membre, le rôle de l’Union Européenne étant de contrôler que l’objectif d’une loi nationale préserve l’identité européenne.

Éviter la colonisation de l’Europe. Trois moyens :

Le développement de la rationalité et de l’esprit critique pour lutter contre les idéologies utopiques et malfaisantes. Les réseaux sociaux doivent être responsables des informations qu’ils publient, à l’instar des journaux, chaînes de radio et de télévision. La préférence européenne. Sans cette préférence, l’Union Européenne ne pourra faire face aux géants que sont la Chine, les États-Unis, et l’Inde bientôt qui pratiquent eux-mêmes la préférence nationale. La promotion d’une industrie européenne des nouvelles technologies, de la conservation et du traitement des données informatisées pour assurer une autonomie économique et politique (Alexandre, Copé, 2019).

Redonner un sens à la vie de l’homme .

Cela ne se décrète pas, mais dépend de l’environnement culturel et social de chacun. Quatre points : Redonner le sens du travail, en exigeant une réciprocité de ceux qui touchent des aides sociales et en rétablissant cet objectif à l’école. C’est le travail qui intègre les individus et leur donne un objectif commun. Réagir fermement et immédiatement en cas de violation des droits de l’homme par des sanctions fermes ou des expulsions immédiates. On pourrait donner cette responsabilité à des commissions administratives créées à cet effet pour assurer la rapidité de l’exécution de la peine. Rétablir la force de la loi en imposant à l’État l’obligation de la faire respecter. Une conséquence est l’expulsion systématique des immigrés et de leur famille qui n’ont pas obtenu de permis de séjour. Faire exécuter une peine de prison supérieure à 6 mois dans le pays d’origine du condamné étranger et le déchoir de sa nationalité française s’il est naturalisé depuis moins de cinq ans. Thierry Foucart est l'auteur de "Un projet libéral pour la France"  BIBIOGRAPHIE Alexandre L. et Copé J-F, 2019, L’I.A. va-t-elle aussi tuer la démocratie, J.-C. Lattès, Paris. Bergson H., 1932, Les deux sources de la morale et de la religion, PUF, Paris, p. 329. Durkheim E., 2013, Éducation et sociologie (1e éd. 1922), PUF, coll. Quadrige. Foucart T., 2018, La définition contestable de l’intérêt général par le Conseil d’État, Contrepoints, 10 octobre. Michaud Y., 2016, Contre la bienveillance, Stock, Paris, p. 155. Papin D., L'anglais et les minorités ethniques au Royaume-Uni, Hérodote, 2004/4 (n°115), p. 125-134. Schnapper D., 2002, La démocratie providentielle, Gallimard, Paris.



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