Du contrat au statut. La crise de la société libérale et le préjugé du « pouvoir économique ».

Du contrat au statut. La crise de la société libérale et le préjugé du « pouvoir économique ».

Conférence de Carlo Lottieri La notion de « pouvoir économique » nécessite l’attention des libéraux. Elle est très utilisée, très exploitée et est à l’origine de nombreux problèmes. Le point de départ de cet exposé est un livre très important dans l’histoire du droit et de la théorie du droit, écrit par Henry Maine (1822-1888), Ancient Law (1861). La thèse de cet écrit évoque une époque pendant laquelle on s’éloigne de plus en plus d’une société figée, basée sur les privilèges et sur le statut, pour entrer dans une société de l’ouverture, de la dynamique et du libre choix. L’idée est que dans le passé il y avait le statut, on était par exemple fermier toute sa vie, et ce statut venait de la dimension politique. Au contraire, la nouvelle société est ouverte et ce sont les décisions et le droit du contrat qui définissent l’environnement. Au milieu du XIXe siècle, il y avait l’idée que le passé était lié au corporatisme, donc une société rigide, alors que le présent et le futur était surtout lié à la liberté, au contrat, aux rapports volontaires. On retrouve cette idée chez un philosophe anglais très important, Herbert Spencer (1820-1903). Pour celui-ci, le passé ce sont les sociétés militaires, basées sur la violence et le commandement, et le présent ce sont les sociétés commerciales, basées sur l’échange donc sur le contrat. Il existait donc une sorte d’optimisme au XIXe siècle, avec l’idée que le contrat était en train de devenir très important et la société était liée au libre choix des individus. Que s’est-il passé après ? En 1974, un juriste américain, Grant Gilmore (1910-1982), publie The Death of Contract. En un siècle, on constate donc la mort du contrat. Si on considère la crise du contrat, il faut la lier à celle du libéralisme et à sa faillite. La culture étatiste a connu une montée très importante qui a repoussé les idées de liberté dans un coin. Le libéralisme était basé sur l’idée de droit, voire des droits : les hommes ont des droits fondamentaux qui sont associés à la propriété. Les propriétés sont la base du contrat, et les contrats sont liés au libre choix. Si on considère le libéralisme dans son ensemble, il faut évidemment se référer à un auteur comme John Locke chez qui on retrouve l’idée d’un gouvernement produit par le consentement (government by consent). Le gouvernement est le résultat du consentement. Les institutions justes sont consensuelles, sont basées sur le libre choix. Chez Locke il y a donc l’idée de contrat réel. Le contrat à l’origine d’une société civile et politique libre est un contrat effectif. Il n’y a pas une idée forte de souveraineté, mais le refus des obligations politiques et de la logique du pouvoir. Plusieurs raisons peuvent expliquer la chute du libéralisme depuis le XIXe siècle. La première repose sur une sorte de rationalisme ou de constructivisme. L’idée s’est imposée qu’une société de choix est une société où il n’y a pas d’ordre. A la place du libre choix, chaotique, il vaut mieux avoir des plans, des technocrates, des politiciens et des bureaucrates. Cette idée a été très importante dans la deuxième moitié du XIXe siècle et surtout au XXe siècle. Beaucoup de critiques viennent de l’école autrichienne. Ainsi Ludwig von Mises (1881-1973) a expliqué que dans une société planifiée il n’y a pas de droit à la propriété, donc s’il n’y a pas de propriété il n’y a pas de prix, s’il n’y a pas de prix il y a l’impossibilité du calcul économique et donc de comportements rationnels. Friedrich Hayek (1899-1992), élève de von Mises, dit des choses différentes mais qui restent compatibles avec les thèses de son maître. Pour lui, le problème des gens qui veulent faire des plans sociaux c’est qu’ils n’ont pas la connaissance nécessaire et ces connaissances sont dispersées. Cela ne signifie pas que le gens qui ont ces connaissances feront des choix parfaits, mais l’utilisation des connaissances spécifiques de temps et de lieux par les individus donne à la société en général un total de solutions meilleures que les décisions prises par le pouvoir qui veut tout planifier. Dans la tradition libérale on trouve une idée très importante, très liée au contrat, que quand une société est construite par un petit groupe de personnes, des planificateurs, on n’a plus de contrat, plus de choix, et donc la destruction d’ un des mécanismes fondamentaux du bien-être. Qui dit échange dit avantage mutuel. La logique du constructivisme est incapable de comprendre la complexité et la richesse de ce qu’on appelle dans les Sciences humaines les offres spontanées. On pense que pour avoir une société ordonnée il faut quelqu’un qui va organiser la situation, tandis qu’il y a toute une série d’institutions, dans l’art, le droit, etc., qui sont le résultat du libre choix des individus, mais ce résultat est ordonné. C’est une des raisons importantes à l’origine de la mort du contrat. Il y a une autre explication possible, l’idée de pouvoir économique. Pour les libéraux, il est tout à fait évident que le pouvoir existe, mais il est toujours pensé en tant que violence ou menace de violence. Le pouvoir est donc essentiellement politique. Cette vision du pouvoir, très libérale, n’est pas vraiment acceptée. En général on définit trois types de pouvoirs : un pouvoir politique, un pouvoir culturel ou idéologique et un pouvoir économique. Son origine est difficile à établir, mais on en trouve la référence chez Karl Marx. Selon lui, le pouvoir est lié aux moyens de productions. Ce n’est pas un pouvoir aux mains de l’entrepreneur mais plutôt d’une classe, la bourgeoisie, qui contrôle les moyens de production et qui exploite une autre classe, les prolétariens. Donc le contrat de travail est un moyen de défendre l’exploitation. Il n’y a donc pas de liberté dans le contrat s’il n’y a pas d’avantages mutuels. Le contrat serait basé sur une liberté purement formelle, vide, d’où l’idée de révolution qu’on invite à faire mais qui viendra de manière automatique parce que c’est une philosophie de l’Histoire, un mécanisme qu’on ne peut pas arrêter. Cette idée a été acceptée par tout le monde. Le libéralisme va être mis dans un coin du débat public par les conservateurs et par les progressistes, par les socialistes et par les modérés. On assiste de plus en plus au développement de lois pour protéger la partie faible, parce qu’il est évident que s’il y a un pouvoir économique dans ce contrat, donc qui domine, il faut avoir un mécanisme de défense pour la partie faible. Chez les personnes influencées par Marx, domine l’idée de contrôler la propriété, de limiter le contrat et enfin de vider le contrat. En 1890 aux États-Unis naît le droit à la concurrence, c’est-à-dire le début d’une législation de la concurrence qui a la tâche de limiter, de contrôler les activités d’entreprises qui sont considérées comme monopolistes, qui ont dans le marché une position dominante ou qui peuvent avoir des rapports associatifs, appelés cartels etc. On entre ainsi dans une logique folle car on peut dire tout et son contraire dans le débat sur la concurrence, parce qu’on a toujours du mal à définir un monopole économique. C’est le triomphe de l’arbitraire. Toute cette législation se base d’une manière ou d’une autre sur l’idée que la propriété génère la domination. Bastiat disait : « Ce n’est pas parce qu’il y a des lois qu’il y a des propriétés, mais parce qu’il y a des propriétés qu’il y a des lois ». Cette phrase, souvent mal interprétée, peut servir à expliquer la législation d’aujourd’hui. Les lois ne sont pas du tout faites pour protéger la propriété comme le sous-entendait Bastiat, mais pour limiter, contrôler, organiser la propriété, parce qu’elle est à l’origine de violence et de domination. La propriété n’est pas seulement le vol, selon la formule de Proudhon, elle est le pouvoir, la base de toute injustice, de toute domination. Si on prend exemple sur des entreprises contemporaines, telles Amazon et Google, on peut voir qu’elles proposent des services qu’on peut accepter ou refuser , elles ne taxent pas, n’imposent pas mais proposent. Peut-on voir dans la richesse de ces entreprises un pouvoir sur les individus ? C’est l’État qui a un pouvoir, qui a le monopole de la violence, qui peut augmenter les impôts, qui peut imposer des règles, parce qu’on est dans la logique de la souveraineté. Le pouvoir politique s’inscrit dans l’Europe moderne et dans le monde dans la logique de la souveraineté. Il y a cependant une certaine vérité dans la position des gens qui critiquent le pouvoir économique. Nous ne sommes pas dans une société de marché, mais dans une société où il y a un mélange d’État et de marché. Dans une société de ce type, où les choses sont entremêlées, il est toujours possible pour la richesse d’obtenir un pouvoir sur les autres, d’obtenir des lois. Celles-ci sont souvent le résultat de la capture du législateur. L’économie serait en théorie dans le marché un pouvoir sur la nature et la politique un pouvoir sur les hommes. Mais quand on est dans une société d’État, où l’État et le marché sont ensembles, il est clair que pour les gens qui doivent se battre sur le marché il y a la tentation d’utiliser l’État, d’obtenir des règles. C’est ce qui s’est passé un peu partout dans le deuxième moitié du XXe siècle avec le protectionnisme. La richesse se transforme donc en pouvoir sur les autres. Les adversaires du libéralisme ont des arguments dans notre société réelle. Tout cela aide à expliquer la défaire du libéralisme, la défaite d’une société qui était basée sur le contrat et donc sur la propriété privée. Cette faillite est la conséquence d’un compromis que le libéralisme a fait entre l’État souverain et la liberté. On a imaginé de constitutionnaliser le pouvoir, de mettre des limites, des règles supérieures aux règles ordinaires et donc de limiter de cette manière le pouvoir. Les libéraux ont donc accepté l’État souverain. Le compromis libéral-étatiste n’a pas marché dans le sens que, d’un côté on a vu la destruction de la propriété, de l’autre la fin du contrat, et en même temps la possibilité pour les adversaires de dire que la richesse est très dangereuse parce que dans nos sociétés les gens qui ont beaucoup d’argent peuvent utiliser cet argent pour dominer les autres. On a accepté l’État, l’idée du monopole de la violence, on a imaginé qu’il était possible de minimiser l’État, alors que c’est irraisonnable, parce qu’au moment où il y a un petit groupe de personnes qui a un monopole de la violence sur un territoire, pour quelles raisons devraient-ils s’arrêter à la protection des autres ? Ils peuvent faire beaucoup d’autres choses : envahir le pays, augmenter les impôts, contrôler l’économie etc. C’était naïf de penser que l’État, avec le monopole de la violence, se confinerait dans certains secteurs, comme la justice par exemple. La conséquence avec la fin du contrat et la fin de la société libérale c’est un nouveau corporatisme, la société des statuts. Aujourd’hui on n’a plus vraiment de rules of law, on n’a jamais eu un système où le droit limite le pouvoir et où il n’est pas directement issu de la volonté des politiciens, on n’a donc pas cette égalité vis-à-vis du droit. Il y a un droit pour les employeurs, un droit pour les employés, un droit pour les propriétaires, un droit pour les locataires etc. L’égalité devant la loi est une fiction. Le libéralisme incohérent a ses responsabilités dans ce qui s’est passé. On a été trop modéré dans la défense de la liberté. On a cédé sur le principe, on a pensé qu’il était plus responsable d’accepter ce compromis. Au fur et à mesure qu’on a abandonné les principes, l’idée de droit naturel, l’idée de justice, on a été incapable de s’opposer à l’interventionnisme. On est dans le meilleur des cas dans une société mi-libérale, mi-étatiste, et tout cela à ouvert la porte à un capitalisme corrompu. A ce sujet il existe un livre très intéressant de Murray Rothbard (1926-1955) à propos du rapport entre Wall Street et Washington, très important, car beaucoup de décisions de politique étrangère sont très liées aux intérêts des hommes d’affaires. Comment peut-on en sortir ? Il faut redécouvrir les principes, défendre l’idée d’une société libre qui rejette le double standard, c’est-à-dire l’idée qu’il y a une morale pour les hommes politiques et une morale pour les autres, cynisme qui vient de Machiavel. En tant que libéraux, il faut aussi se pencher sur le problème de l’inégalité économique, qui peut créer des problèmes. Il est évident pour les libéraux qu’il n’y a pas de problème d’inégalité en tant que telle, parce que le libéralisme est une vision procédurale. Si on a des comportements corrects, le résultat est juste, et on ne peut pas le juger à partir de logique égalitaire. Il faut redécouvrir l’état de nature en tant que point de départ et refaire une société légitime. C’est ce qui s’est passé aux États-Unis lors de la guerre d’Indépendance. Cependant les inégalités peuvent être source de problème. Dans les sociétés de nature où il n’y a plus d’ordre juridique, il est évident que la distribution inégale des richesses peut être un problème. Il faut donc redécouvrir un élément très important de la tradition libérale, la capacité de s’associer. Il n’y a pas de liberté, pas de droit, s’il n’y a pas la capacité de s’entendre, de travailler ensemble, de créer des ligues, de créer des rapports basés sur la mutualité, la solidarité, à partir de la volonté. Une anarchie où il y a des réalités importantes, très riches, qui ont beaucoup de puissance, pourrait être un danger, s’il n’y avait pas une réponse de la société. Il faut donc redécouvrir l’idée des rapports sociaux. Le contrat est mort, mais surtout parce qu’on a voulu isoler les individus. Le contrat est un système de relations et de rapports entre les personnes. Il faut récupérer l’esprit d’association pour limiter les prétentions du pouvoir et pour bâtir sur des bases nouvelles notre société. Il est impossible de la refaire si on ne met pas en discussion l’État. La richesse n’est pas un pouvoir mais une opportunité. Elle devient très souvent un pouvoir dans une société étatisée, mais si nous sommes capables d’organiser une société plus forte, une société parallèle, de créer des réseaux alternatifs à ceux qui existent, alors toute une série de critiques adressées au pouvoir économique pourraient être facilement rejetées. Conférence visible sur notre chaîne Youtube  

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