Mali : expliquer l’éviction de la France

Mali : les éthers idéologiques expliquent l’éviction de la France

Le vendredi 18 février 2022, la junte militaire au pouvoir à Bamako a exigé que le départ des forces de « Barkhane » se fasse immédiatement, et non pas par étapes, comme l’avait annoncé le président Macron. Comment en sommes-nous arrivés à une telle situation et à une telle rupture ?

Comme je ne cesse de le dire et de l’écrire depuis des années, notamment dans mon livre Les Guerres du Sahel des origines à nos jours, au Mali, les décideurs français ont additionné les erreurs découlant d’une fausse analyse consistant à voir le conflit à travers le prisme de l’islamisme. Or, ici, l’islamisme est d’abord la surinfection de plaies ethno-raciales millénaires qu’aucune intervention militaire étrangère n’était par définition en mesure de refermer.

De plus, au moment où de plus en plus d’Africains rejettent la démocratie à l’occidentale, la France s’arc-boute tout au contraire sur cette idéologie vue en Afrique comme une forme de néocolonialisme. Plus que jamais, les dirigeants français auraient donc été inspirés de méditer cette profonde réflexion que le Gouverneur général de l’AOF fit en 1953 : « Moins d’élections et plus d’ethnographie, et tout le monde y trouvera son compte »… En un mot, le retour au réel africain et non l’incantation aux idéologies plaquées.

Voilà la grande explication de ce nouvel échec français en Afrique. Sans même parler du refus bétonné de simplement s’interroger sur les arguments de la junte malienne. Immédiatement clouée au pilori par Paris qui ne lui laissa aucune marge de manœuvre, cette dernière fut automatiquement acculée à une fuite en avant maximaliste afin de ne pas perdre la face. Les petits marquis qui font la politique africaine de la France devraient pourtant savoir qu’en Afrique, la priorité des priorités lorsque l’on entre en contentieux, est de ne jamais faire perdre la face à son interlocuteur. Mais cela ne s’apprend pas à Science-Po…

En effet,  après le coup d’État du colonel Assimi Goïta au Mali, Emmanuel Macron a littéralement étranglé économiquement le Mali en prenant contre ce pays des sanctions totalement inopportunes et improductives qui ont achevé de dresser l’opinion malienne contre la France.

Aveuglé par son présupposé démocratique, Emmanuel Macron n’a pas vu que le coup de force du colonel Goïta était une chance pour la paix. Comme ce Minianka, branche minoritaire du grand ensemble Sénoufo, n’a pas de contentieux historique avec les Touareg et avec les Peul, les deux peuples à l’origine du conflit, il pouvait donc ouvrir une discussion de paix autour d’une nouvelle organisation constitutionnelle et territoriale, afin que les Touareg et les Peul ne soient plus automatiquement écartés du jeu politique par la démocratie devenue une simple ethno-mathématique électorale.

Tout au contraire, aveuglés par leur impératif démocratique, par l’idéologie des « droits de l’homme », de la « bonne gouvernance » et de « l’État de droit  , toutes notions a-minima surréalistes localement, les dirigeants français ont considéré comme une provocation l’ouverture de négociations entre Bamako et certains groupes armés nordistes. Alors que l’opération aurait été entièrement profitable car elle aurait en effet permis de fermer le front du nord afin de concentrer les moyens de Barkhane sur la région dite des « Trois frontières ».

Résultat de la réaction française, prise à la gorge, la junte s’est lancée dans une fuite en avant consistant à flatter son opinion publique en désignant la France comme bouc-émissaire. Cette défausse permettait de plus aux élites locales qui ont systématiquement pillé le Mali, de cacher six décennies de corruption, de détournements, d’incapacité politique, en un mot d’incompétence. Résultat, après la Centrafrique, la France se voit « éjectée » du Mali alors que ses soldats y sont tombés pour assurer la sécurité de populations abandonnées par leur propre armée...

L’autre grande erreur française est de ne pas avoir fait la différence entre les divers groupes armés. A partir de 2018-2019, l’intrusion de DAECH à travers l’EIGS (Etat islamique dans le Grand Sahara) changea en profondeur les données du problème. Un conflit ouvert éclata en effet entre l’EIGS et les groupes ethno-islamistes se réclamant de la mouvance Al-Qaïda, l’EIGS les accusant de privilégier l’ethnie aux dépens du califat. Paris n’a alors pas vu, alors que je n’ai cessé d’adresser des notes aux responsables concernés, que les deux principaux chefs ethno-régionaux de la nébuleuse Al-Qaïda, à savoir le Touareg ifora Iyad Ag Ghali et le Peul Ahmadou Koufa, chef de la Katiba Macina, plus ethno-islamistes qu’islamistes, avaient décidé de négocier une sortie de crise.

Ne voulant pas d’une telle politique, Abdelmalek Droukdal, le chef d’Al-Quaïda pour toute l’Afrique du Nord et pour la bande sahélienne, décida alors de reprendre en main et d’imposer son autorité, à la fois à Ahmadou Koufa et à Iyad ag Ghali. Il fut alors « neutralisé » par les forces françaises renseignées par les services d’Alger inquiets de voir que l’Etat islamique se rapprochait de la frontière algérienne. L’Algérie qui considère le nord-ouest de la BSS comme son arrière-cour, y a en effet toujours « parrainé » les accords de paix. Son homme sur zone est Iyad ag Ghali dont la famille vit dans la région d’Ouargla. Ce Touareg ifora est contre l’éclatement du Mali, priorité pour l’Algérie qui ne veut pas d’un Azawad indépendant qui serait un phare pour ses propres Touareg.

Paris n’a pas compris cela. Et pas davantage le fait que le retour dans le jeu politique des Touareg ralliés au leadership d’Iyad ag Ghali, et de ceux des Peul suivant Ahmadou Koufa, aurait permis de concentrer tous les moyens sur l’EIGS, et donc de prévoir à moyen terme un allégement de Barkhane, puis son glissement vers la région péri-tchadique où les éléments de la future déstabilisation qui sont en place vont dans un avenir proche exercer de lourdes menaces sur le Tchad et le Cameroun, le tout alimenté par l’intrusion turque en Libye.

Depuis le début, et comme je n’ai cessé de le proposer, il fallait nous entendre avec ce chef Ifora avec lequel nous avions des contacts, des intérêts communs, et dont le combat est identitaire avant d’être islamiste. Par idéologie, par refus de prendre en compte les constantes ethniques séculaires, ceux qui font la politique africaine française ont considéré tout au contraire qu’il était l’homme à abattre… Tout récemment encore, le président Macron a même une nouvelle fois ordonné aux forces de Barkhane de l’éliminer. Et cela au moment même où, sous parrainage algérien, les autorités de Bamako, négociaient avec lui une paix régionale… Et l’on s’étonne de la réaction de la junte malienne…

D’une manière que je qualifie avec « charité » d’insolite, l’Elysée s’est obstiné dans l’accumulation des fausses analyses. Ainsi, Emmanuel Macron n’a pas voulu voir - je reviens sur un épisode essentiel dont j’ai parlé plus haut-, que, le 3 juin 2020, la mort de l’Algérien Abdelmalek Droukdal, le chef d’Al-Quaïda pour toute l’Afrique du Nord et pour la région sahélienne, tué par les forces françaises, changeait radicalement les définitions du problème. Son élimination donnait en effet leur autonomie au Touareg Iyad ag Ghali et au Peul Ahmadou Koufa. Après celles des « émirs algériens » qui avaient longtemps dirigé Al-Qaïda dans la région, celle d’Abdelmalek Droukdal marquait en effet et très clairement la fin d’une période, Al-Qaïda n’y étant désormais plus dirigé par des étrangers, par des « Arabes », mais par des « régionaux ». Or, ces chefs régionaux ont des buts ethno-régionaux ancrés sur une problématique millénaire dans le cas des Touareg, séculaire dans celui des Peul. Le manque de culture et les présupposés idéologiques des dirigeants français leur ont interdit de le voir

Dans ce contexte nouveau, un premier coup d’Etat militaire s’est produit au Mali au mois d’août 2020. Il a permis d’ouvrir des négociations entre Bamako et Iyad Ag Ghali, ce qui a ulcéré Paris. Le 24 octobre 2020, j’avais publié un communiqué à ce sujet intitulé « Mali : le changement de paradigme s’impose ». Mais, une fois de plus, Paris n’a pas pris la mesure de ce changement de contexte, continuant à parler indistinctement de lutte globale contre le terrorisme. Aussi, contre ce que préconisaient les chefs militaires  de Barkhane, Paris s’obstina donc dans une stratégie « à l’américaine », « tapant » indistinctement  les GAT (Groupes armées terroristes), et  refusant toute approche « fine »… « à la  Française »...

En conclusion, quatre grandes leçons doivent être tirées de ce nouvel et cuisant échec de la politique française en Afrique :

- L’urgente priorité étant de savoir ce que nous faisons dans la BSS, il nous faut donc définir enfin, et très rapidement, nos intérêts stratégiques actuels et à long terme afin de savoir si oui ou non, nous devons nous désengager, et si oui, à quel niveau, et sans perdre la face.

- A l’avenir, nous ne devrons plus intervenir systématiquement et directement au profit d’armées locales que nous formons inlassablement et en vain depuis la décennie 1960 et qui, à l’exception de celle du Sénégal et de la garde présidentielle tchadienne, sont incompétentes.

- Il faudra privilégier les interventions indirectes ou les actions rapides et ponctuelles menées à partir de navires, ce qui supprimerait l’inconvénient d’emprises terrestres perçues localement comme une insupportable présence néocoloniale. Une redéfinition et une montée en puissance de nos moyens maritimes projetables sera alors nécessaire.

- Enfin et d’abord, nous devrons laisser l’ordre naturel africain se dérouler. Cela implique que nos intellectuels comprennent enfin que les anciens dominants n’accepteront jamais que, par le jeu de l’ethno-mathématique électorale, et uniquement parce qu’ils sont  plus nombreux qu’eux, leurs anciens sujets ou tributaires soient maintenant leurs maîtres. Cela choque les conceptions éthérées de la philosophie politique occidentale, mais telle est pourtant la réalité africaine. 

Bernard Lugan


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