L’ÉCHEC DE LA DÉMOCRATIE FRANÇAISE Deuxième partie

L’ÉCHEC DE LA DÉMOCRATIE FRANÇAISE

Les luttes des classes en France au XXIe siècle

par Emmanuel Todd

Lecture commentée par  Thierry Foucart

DEUXIÈME PARTIE

LA COMÉDIE POLITIQUE

Todd rappelle tout d’abord que son objectif final est de répondre à la double question : « pourquoi l’échec économique de l’euro peut-il s’accompagner d’une acceptation de plus en plus forte de ses conséquences ? Pourquoi cette acceptation de la monnaie unique n’a-t-elle pas mené à l’émergence d’une société pacifique mais au retour de la lutte des classes ? »

Il critique les concepts d’élitisme et de populisme, en expliquant un peu simplement que « ce qui définit le mieux un mouvement comme “populiste”, c’est… le refus des classes supérieures d’appliquer les décisions du peuple ». La grande variabilité des répartitions par sexe qu’il observe dans l’électorat “populiste” américain (électeurs de Trump), anglais (Brexit), suédois, italien, allemands et français, montre « la variété et la complexité du phénomène populiste ».

Le péché originel : Maastricht

Le premier chapitre de cette seconde partie est entièrement consacré au traité de Maastricht (chapitre 6) qui est, selon Todd, à l’origine de tous les maux français.

Il explique l’évolution qui a conduit au traité, en particulier « l’art français du contretemps » : nationalisations en 1981, au moment où Thatcher et Reagan déclenchent la vague néolibérale, obsession de la stabilité et parité monétaire à partir de 1983, au moment de l’acceptation dans le monde des taux de change flottants. La domination de la haute bureaucratie a substitué « un néolibéralisme loufoque géré par des énarques qui n’acceptent pas au fond la simple loi de l’offre et de la demande. » La signature du traité est présentée comme une catastrophe qui provoque la disparition de la gestion étatiste-dirigiste française souple, adaptée à « la dimension anarchique de la culture française » et qui consistait à rétablir la compétitivité des entreprises françaises par des dévaluations du franc sans aiguiser les tensions sociales.

Pour critiquer la création de l’euro, Todd s’inspire tout d’abord d’un essai d’Ashoka Lody, Euro tragedy : A Drama in Nine acts.

Les concepts de groupthink et de « bulle cognitive » fonctionnent un peu comme une bulle financière. Ils lui semblent insuffisants pour expliquer l’emballement d’une classe politico-bureaucratique, qui « ne peut fonctionner à vide ». Je n’en suis pas sûr : le vide se remplit d’autant plus vite qu’il y a des intérêts idéologiques, financiers ou autres en jeu ou susceptibles de naître, et l’effet d’emballement résulte de l’intérêt immédiat qui, actuellement, prédomine dans la vie politique et des entreprises. Mais ces concepts sont d’autant plus intéressants qu’ils concernent la classe politico-bureaucratique : on retrouve là l’idée de la stratification culturelle de la société, la classe supérieure pouvant vivre en vase clos et générer par suite « des pensées supérieures déconnectées du réel. » Todd ne précise pas que cette supériorité est autoproclamée, malgré la reconnaissance par cette classe du principe d’égalité réelle, et le qualificatif « supérieures » me paraît prétentieux. Ce qui est exact, c’est qu’elles sont souvent déconnectées du réel.

Cette bulle, en France, c’est la volonté de cesser les dévaluations de la monnaie considérées comme humiliantes par les élites françaises de gauche et de droite, et de contrôler l’Allemagne réunifiée. Todd considère que l’échec était assuré parce que la création de l’euro renforçait au contraire l’Allemagne en imposant l’abandon de la politique économique française menée auparavant. Il oublie que la réunification a créé une crise économique importante en Allemagne, et que sa puissance résulte de son traitement de cette crise dont elle s’est remarquablement sortie.

L’idée de créer une monnaie unique européenne est ancienne – le président Pompidou y pensait déjà en 1969 d’après Todd – mais c’est la chute du mur de Berlin qui a été l’élément déclencheur. L’histoire est connue, mais l’auteur affirme que les Allemands savaient que « la monnaie unique se révélerait, à terme, un instrument de leur puissance. » C’est une affirmation contestable, les Allemands ayant accepté l’euro avec réticence. C’est le résultat non seulement de la politique allemande, mais aussi de celles des pays, en particulier d’Europe du sud, qui, en échouant, ont renforcé la domination économique de l’Allemagne.

La politique du franc fort a été mise en place en 1987, dans la continuité de la période d’austérité commencée en 1983. Elle a donc précédé la réunification de l’Allemagne. Une semaine avant la signature du traité de Maastricht, le franc a été réévalué. Citant Bourdieu, Todd explique ce changement par la substitution de l’ENA à Polytechnique dans la haute fonction publique. Cette substitution concerne aussi la devise de Polytechnique, « Pour la patrie, la science et la gloire », qu’il remplace par « se servir en se servant des lois nouvelles et ad hoc » plus adaptée selon lui à l’ENA.

En conclusion, l’objectif de maîtrise de l’Allemagne par la France a abouti à l’issue inverse, et celui de l’amélioration de l’économie à la désindustrialisation. Todd ajoute que le troisième objectif a été atteint : le peuple français a été dépossédé de sa souveraineté.

L’analyse du scrutin de Maastricht

Cette analyse fait apparaître clairement une opposition entre d’une part les cadres et professions intellectuelles supérieures (70 % en faveur du oui), les professions intermédiaires et les retraités, et d’autre part les artisans, commerçants, chefs d’entreprise, ouvriers et employés.

C’est un affrontement de classes, et les catégories supérieures ont imposé leur choix en influençant les professions intermédiaires. Todd cite dans la suite ce constat pour expliquer l’opposition actuelle entre deux catégories de Français.

Le « coup d’État », comme il l’appelle, apparaît dans l’analyse du scrutin. Le vote en faveur de Maastricht est plus fréquent dans les départements encore sous influence religieuse, et n’a été majoritaire que dans une minorité de départements (43 pour, 53 contre).

Ces départements de tradition catholique ont accepté l’autorité hiérarchique de ceux qui avaient conçu et négocié le traité comme ils acceptaient jadis l’autorité du prêtre. L’auteur reconnaît ici, implicitement et peut-être sans y penser, les limites du suffrage universel : le vote majoritaire ne représente plus l’intérêt général lorsque les citoyens votent en obéissant à une autorité qu’ils reconnaissent supérieure1. Todd conclut de la façon suivante : « Je conteste donc – en tant qu’anthropologue, historien, et citoyen – que le peuple français ait vraiment voté la renonciation à sa monnaie, à sa souveraineté et à sa démocratie. » Son profil personnel n’est pas une argumentation recevable, d’autres intellectuels pensant le contraire.

Les critères d’adhésion à l’euro ont obligé la France à mener immédiatement la politique inverse de la précédente : le remplacement du franc faible par le franc fort a préparé la fusion monétaire, et la stabilité des prix est devenue l’objectif principal imposé aux gouvernements français. En réalité, l’euro n’est pour rien dans ce choix de politique monétaire effectué avant la réunification imprévue de l’Allemagne.

La régulation sociale, effectuée auparavant par l’alternance d’inflation et de dévaluation, a cessé, et a fait apparaître le Front national comme refuge aux classes défavorisées et comme la principale raison de défendre la démocratie. Les classes dirigeantes ont utilisé cet argument pour se refaire « une nouvelle fausse virginité démocratique. » L’auteur reprend la vieille antienne de l’instrumentalisation du Front national, que la droite et la gauche se reprochent réciproquement : il a raison, et cela ne valorise pas les partis modérés.

La Grande Comédie

Pour Todd, « à partir de 1999, la démocratie représentative, au sens classique et conventionnel du terme, a cessé d’exister en France […] parce que la machine économique échappe de fait au contrôle des élus. » Il suppose donc que « la machine économique » ne devrait pas échapper au contrôle des élus. On peut s’interroger sur la pertinence d’un tel contrôle : les élus ne sont pas des gestionnaires ni des chefs d’entreprise, mais des politiques.

La politique française se résume alors à une « Grande Comédie » jusqu’en 2007. Todd exagère : le champ d’intervention du politique conservait au moins la protection sociale (dont le budget est passé de 50 % des prélèvements obligatoires en 1980 à 72 % actuellement), la fiscalité (en particulier l’ISF), la règlementation du travail, la politique étrangère… C’est un exemple qu’il a oublié de citer à propos de « l’art français du contretemps », l’Allemagne, la Suède… effectuant au même moment des réformes de nature plus ou moins libérales (en particulier la réforme des retraites).

Le rejet du Traité Constitutionnel Européen par le referendum de 2005 montre à la fois l’opposition de la population à l’évolution de l’Union européenne et l’effacement des vieilles déterminations religieuses. Son contournement par le traité de Lisbonne montre aussi le déficit démocratique en France, qui paraît incontestable, et justifie ici la théorie de Todd.

Ce dernier considère qu’en transformant l’islam en « bouc émissaire » après les émeutes de banlieue en 2005, le pouvoir politique a effacé le problème économique rendu insoluble par le traité de Maastricht. Il voit une dialectique Allemands-Arabes inconsciente dans la mentalité du peuple français, qui souffre d’un complexe d’infériorité vis-à-vis des premiers et de supériorité vis-à-vis des seconds : l’acceptation de la supériorité des Allemands expliquerait le rejet de l’islam. Cette relation est assez discutable : si ces complexes existent réellement, l’histoire de la colonisation et du xxe siècle apporte un éclairage autrement plus puissant que la conjoncture actuelle.

La Très Grande Comédie

La « Très Grande Comédie » correspond à la période 2007-2017 (chapitre 8). La crise financière a comme conséquence la transformation de la prééminence financière de l’Allemagne en domination politique. Il aurait fallu préciser que cette domination ne concerne guère que la politique économique de l’Union européenne.

Le cursus de François Hollande, ancien élève d’HEC, de l’ENA et inspecteur des finances, montre selon Todd sa participation à l’aristocratie stato-financière accusée précédemment d’incompétence et d’abandon de l’indépendance économique de la France à son profit. On retrouve ici comme précédemment et jusqu’à la fin de l’ouvrage cette critique systématique.

A mon sens, accuser l’aristocratie stato-financière de corruption est très excessif. En définissant l’intérêt général par l’objectif d’égalité réelle, le Conseil d’État impose aux gouvernements des politiques économiques et sociales d’une très grande complexité. Les textes de lois s’empilent, sont corrigés sans cesse, restent parfois inappliqués, et obligent les institutions comme le Conseil constitutionnel à des raisonnements parfois surprenants : on ne peut échapper à l’incompatibilité entre l’égalité en droits, reconnue par la Constitution, et l’objectif d’égalité réelle déclaré d’intérêt général par le Conseil d’État2. L’impuissance des responsables politiques devant cette complexité est inévitable. Ils sont également incompétents pour définir dans le détail les règlementations imposées aux entreprises, et, par suite, sont soumis à la haute fonction publique dont le rôle est de régler tous ces problèmes, mais qui n’en est pas plus capable vu leur complexité. D’ailleurs, le Conseil d’État lui-même a été lui-même contredit par la Cour de justice de l’Union européenne sur des points de fiscalité des entreprises3,4, 5.

Todd néglige un fait important. En 1981, le gouvernement a pris des mesures économiques et sociales très coûteuses avec l’aval du Conseil constitutionnel reconnaissant les nationalisations comme des mesures d’intérêt général, malgré les mises en garde de nombreux économistes. Elles ont eu pour conséquences des difficultés financières et une augmentation du chômage quasi immédiates (comme en 1936, après les mesures prises par le Front populaire). C’est en fait dès 1983 que la rigueur a été imposée. Les dénationalisations ont ensuite amené comme PDG des entreprises privatisées des énarques, souvent anciens chefs de cabinet ministériel mais aussi sans expérience d’entrepreneur. D’où les scandales du Crédit Lyonnais, d’Universal-Vivendi et d’autres. Ce qui est visible au plan économique et financier l’est moins au plan social : nous subissons encore les conséquences de l’abaissement de l’âge de la retraite à 60 ans, décidé en 1981 et maintenu malgré les avertissements de nombreux économistes (comme André Babeau et Alfred Sauvy)6 : l’idéologie est plus forte que le réalisme. .

Cette analogie me paraît assez claire et il est surprenant qu’aucune leçon n’ait été tirée de ces échecs. Je reproche plutôt à Hollande d’avoir imité Blum et Mitterrand (une politique sociale généreuse au début du mandat, une rigueur ensuite pour limiter les dégâts) que de faire partie de l’aristocratie stato-financière, et ne lui fais aucun procès d’intention : cette aristocratie fusionne avec la classe politique, se confie à elle-même des responsabilités politiques, mais son impuissance et ses erreurs n’empêchent pas les bonnes intentions. En outre, si les énarques veulent s’enrichir, ils feraient mieux travailler pour le privé (dans cet objectif, le président Macron, de toute évidence, aurait mieux fait de rester chez Rothschild).

La BCE est accusée de réagir toujours mal ou trop tard, de prendre des décisions mal venues comme la hausse de son taux d’intérêt en juillet 2011, avant la fin de la crise. « La Grande Récession a été aggravée au sein de la zone euro par les décisions absurdes de la BCE. De 2013 à 2016, nous assistons fort logiquement à une hausse du taux de chômage en France qui, pour la seconde fois de notre période, passe au-dessus des 10 %. »

Ce genre de critique est facile parce qu’on ne connaît pas ni les contraintes réglementaires imposées à la BCE, ni l’ensemble des informations dont elle dispose, et que l’on est incapable d’évaluer la pertinence des mesures qu’elle prend. En cherchant sur internet, j’ai toutefois constaté que cette hausse des taux directeurs de la BCE était contestée par de nombreux économistes européens, comme Ewald Nowotny, membre à l’époque du conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne, et la suite leur a donné semble-t-il raison sur le fond. Les moyens d’action de la BCE sont toutefois encadrés, limités, comme le rappelle régulièrement la Cour constitutionnelle de Karlsruhe7. Il faut reconnaître aussi la difficulté de la prise de décision dans une conjoncture de crise, et la facilité de critiquer une décision après qu’on en a vu les effets.

La France subit peut-être maintenant la conséquence de sa perte d’indépendance financière, mais, compte tenu du passé, il n’est pas possible de dire que, seule, elle aurait fait mieux pendant les crises de 2008 et 2011, ni actuellement devant la pandémie. On peut analyser sa situation économique et sociale en se fondant sur une autre hypothèse, facile à vérifier : peu après la signature du traité en 1992, les gouvernements français successifs n’ont pas pu ou voulu respecter les critères imposés. La dépense publique a dépassé le taux maximum du PIB (60 % du PIB) de 1996 à 1999 et à partir de 2002. Le déficit budgétaire a dépassé les 3 % du PIB de 1992 à 1997, de 2002 à 2005, de 2008 à 2016. Le traité de Maastricht ne peut être à lui seul la source des difficultés financières actuelles puisque la France ne l’a pas respecté, comme la Grèce, l’Espagne, le Portugal, l’Italie, contrairement aux pays d’Europe du nord qui se portent mieux. Max Weber y verrait peut-être l’influence de la rigueur protestante.

De la religion à l’affrontement des classes

L’attentat contre Charlie Hebdo en 2015 a été suivi d’une manifestation de soutien massive, organisée par François Hollande qui y a invité de nombreuses personnalités étrangères.

Todd reprend l’argumentation de son essai précédent Qui est Charlie ? pour expliquer cette manifestation qu’il accuse Hollande d’avoir instrumentalisée. Pour lui, elle est la dernière qui s’explique par l’influence du catholicisme sur les participants et « les catholiques zombies » (catholiques sans le savoir). Ses analyses sur la fréquentation des églises montrent la quasi disparition de facto de la pratique religieuse. La matrice religieuse ayant fini de disparaître, le facteur structurant de la politique française devient l’alignement des classes.

« Comprendre cet effacement est essentiel parce que les luttes de classes, ainsi que l’avait pressenti Marx, ont pour condition la disparition de la religion traditionnelle. » Se référant comme précédemment à l’ouvrage de Marx Les luttes de classes en France, Olivier Todd affirme que « tout comme l’idée d’homme universel, la lutte des classes, c’est notre affaire à nous, Français. » Le constat me semble exact, mais c’est l’une des raisons de l’échec économique actuel : le nœud gordien, comme l’appelle Georges Pompidou, n’est toujours pas tranché. Todd fait de la lutte des classes une condition de la vie démocratique. En ce qui me concerne, je suis convaincu du contraire : la vie démocratique nécessite le dialogue, pas l’affrontement : le premier est fondé sur la raison, le second sur la rhétorique, qui est de toute évidence la nature des discours politiques actuels.

Les corrélations entre la pratique religieuse et le vote, observées depuis 1936, diminuent fortement en 1988 et s’effondrent en 2017. L’auteur propose une autre approche pour décrire la répartition des forces politiques en France, qui consiste à comparer la proportion de maghrébins au nombre d’ouvriers par département. C’est la même approche géostatistique que précédemment, avec des critères différents. La carte du nombre d’ouvriers par département montre les zones qui ont subi la désindustrialisation, et la comparaison avec celle de 2016 le déplacement du monde ouvrier vers l’ouest. La carte des proportions de Maghrébins met en évidence un autre stress social, l’immigration.

Dans le nord de la France, l’est et jusqu’à la côte méditerranéenne, c’est un double stress : désindustrialisation et immigration. Cette zone est « la France des Tempêtes ». A l’ouest et au sud-ouest, c’est « la France abritée », relativement protégée de ces deux stress. La première est constituée des départements ayant voté fortement pour le Front national, la seconde rassemble les départements où le score de ce parti a été relativement faible. En 2012, François Hollande a été élu grâce à la France abritée, et, en 2017, Macron, qui apparaît ainsi comme l’héritier de Hollande.

L’alignement des classes de 2002 à 2019 est visualisé dans trois tableaux. Le premier donne le vote du prolétariat lors des élections présidentielles et européennes, caractérisé par un afflux de voix en faveur de Sarkozy en 2007, et par une grande stabilité des électeurs en faveur du Front national les autres années, excepté les ouvriers d’origine maghrébine. Le vote pour le Front national est « un vote de classe d’une extraordinaire stabilité et massivité puisqu’il atteint désormais la moitié des suffrages exprimés dans le groupe », ce qui est largement supérieur à la proportion d’ouvriers votant auparavant pour le Parti communiste (32 % maximum). Le coefficient de corrélation entre le vote Le Pen et la proportion d’ouvriers par département est de 0,51. Todd précise que l’effacement des cultures régionales – famille et religion – contribue à cette corrélation en déterminant le vote par la condition socio-économique.

Le vote de la majorité atomisée est beaucoup plus instable : favorable à Chirac en 2002, Royal et Hollande en 2007 et 2012, FN en 2014, Emmanuel Macron en 2017, écologistes en 2019. Cela confirme son atomisation et Todd ne va pas au-delà de cette remarque. On aurait pu peut-être expliquer le nombre élevé d’abstentions par cette atomisation qui empêche l’existence d’une dynamique de groupe.

Celui des cadres et professions intellectuels supérieurs (CPIS) est orienté vers Chirac et Sarkozy en 2002 et 2007, se détourne de ce dernier en faveur de François Hollande en 2012, revient à l’UMP en 2014, et termine son parcours par Macron en 2017 et, dans le cas des élections européennes, LREM en 2019. Emmanuel Todd interprète l’oscillation entre 2012 et 2014 par la constitution de cette classe en deux groupes, les cadres du secteur privé d’une part, et la fonction publique, en particulier les enseignants, d’autre part. Le vote des enseignants en faveur des partis de gauche (70 % suivant un sondage de 2002) a diminué fortement en 2007 (45 %). Todd en déduit une « droitisation » de la classe CPIS qu’il explique bien par le concept de fausse conscience consistant à se tromper sur ses convictions.

L’aristocratie stato-financière conserve évidemment son ancrage à droite, mais perd toute influence dans la direction du pays à partir de la Grande Récession de 2008.

La politique de la très haute administration, en particulier de l’Inspection des finances, privée du pouvoir monétaire et donc économique, se limite selon l’auteur à réduire les coûts sociaux et à s’enrichir en travaillant pour les banques privées. Cette affirmation répétitive est une accusation grave. Todd cite la thèse de Frank Dedieu, qui montre que les groupes français ont réduit leurs effectifs en France au profit de l’Europe de l’est, sans pour autant augmenter leur rentabilité, alors que ce n’est le cas ni de l’Allemagne, ni du Royaume Uni. Il l’explique par un « “antipatriotisme” » de principe.

Il serait plus judicieux d’en rechercher la cause dans la politique française qui impose des coûts de production bien plus élevés que dans le reste de l’Europe, dans les mesures sociales prises depuis de nombreuses années (retraite à 60 ans, diminution du temps de travail à 39 h puis à 35 h, cinquième semaine de congés payés etc.), dans l’opposition systématique des syndicats à toute réforme diminuant la protection sociale et un droit du travail très favorable aux salariés. Ce « contretemps » oublié par Todd dans sa liste précédente est peut-être l’explication de la désindustrialisation de la France. L’“antipatriotisme” de principe supposé ne serait alors que la conséquence de la lutte des classes, des contraintes administratives et sociales imposées aux entreprises, d’une fiscalité spoliatrice sur le capital et ses revenus, de la haine de certains Français envers le secteur privé et les riches : dans une démocratie, quand un peuple n’aime pas les riches, ils s’en vont, ce qui fait d’ailleurs scandale (comme on l’a vu ors de l’installation de Gérard Depardieu en Russie).

La fin de ce chapitre est consacrée à l’évolution de l’acceptation de Maastricht. Les statistiques établies par Todd montrent qu’il est de moins en moins remis en cause par la population française. Par rapport au referendum de 2005, toutes les catégories sociales ont augmenté leur soutien à l’euro contrairement à l’évolution entre 1992 et 2005.

Étant donnée la baisse du niveau de vie des Français, « ce n’est pas le succès de l’euro qui conduit à son acceptation, mais son échec. » Triomphe du conformisme, peur de quelque chose de pire, fatalisme : le concept durkheimien d’anomie cesse de fonctionner et explique la baisse des taux de suicides : « on n’attend plus rien de nouveau d’une société frappée d’immobilité. »

Pour Todd, l’immobilité est donc la conséquence du traité de Maastricht. En ce qui me concerne, c’est celle de la lutte des classes qui empêche toutes les réformes indispensables pour appliquer ce traité et moderniser la France.

  Pour lire la première partie. Pour lire la troisième partie Pour lire la quatrième partie

1 Foucart Thierry, « La définition contestable de l’intérêt général par le Conseil d’État », Contrepoints, 10 octobre 2018.

2 Foucart T., 2018, La définition contestable de l’intérêt général par le Conseil d’État, Contrepoints.

3 http://curia.europa.eu/juris/fiche.jsf?id=C % 3B310 % 3B9 % 3BRP % 3B1 % 3BP % 3B1 % 3BC2009 % 2F0310 % 2FJ

4 http://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=206426&pageIndex=0&doclang=fr&

6 Todd donne l’information : « En vingt-cinq ans, le nombre de personnes âgées a explosé : + 60 % », p. 336.

7 https://www.institutmontaigne.org/blog/arret-de-la-cour-de-karlsruhe-quelles-consequences-economiques-et-politiques


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