L’ÉCHEC DE LA DÉMOCRATIE FRANÇAISE Troisième partie

L’ÉCHEC DE LA DÉMOCRATIE FRANÇAISE

Les luttes des classes en France au XXIe siècle

par Emmanuel Todd
Lecture commentée par Thierry Foucart
TROISIÈME PARTIE
LA CRISE
La rupture macronienne L’accession d’Emmanuel Macron à la présidence de la République est présentée comme la conséquence de l’échec de François Hollande. C’est la disparition du parti socialiste, responsable d’une politique économique qualifiée par Todd d’incohérente dès l’époque de Mitterrand, de la politique du franc fort, de la création de la zone euro, et de la perte d’indépendance de la France. 
Le premier signe de cette disparition est observé en 2002 : l’échec de Lionel Jospin et le succès de Jacques Chirac à l’élection présidentielle. L’élection de Hollande en 2012 n’est due qu’à l’exaspération des électeurs devant le comportement de Sarkozy, mais a créé un vide dans lequel Macron s’est engouffré. Ces réflexions sont assez évidentes.
C’est l’implosion du PS qui a fait gagner Macron en 2017, dont les voix au second tour se répartissent en 47 % venant des électeurs de Hollande en 2012, 51 % des électeurs de Bayrou, 17 % des électeurs de Sarkozy et 9 % des électeurs de Mélenchon. J’ajoute que c’est aussi la mise en cause de Fillon qui a fait diminuer les votes en sa faveur, a été dévastatrice pour son parti, et a orienté de nombreux électeurs vers LREM.
Pour Todd, Emmanuel Macron, membre de la « stato-aristocratie », n’a d’original que sa jeunesse et sa caractéristique principale est son insignifiance. Reprenant le 18 Brumaire de Louis Bonaparte de Marx, il le compare à Napoléon III (« Napoléon le petit ») et se demande comment un personnage aussi insignifiant a pu devenir président : « parole vide », « enfilage de poncifs », « concepts creux ». « Sa pensée, si on peut dire, se donne à lire dans l’unique ouvrage qu’il a écrit ». Le jugement est sévère et à mes yeux sans aucun intérêt, et ne fait que montrer l’animosité de Todd envers le président, « incolore, inodore et sans saveur ». Il lui reproche une naïveté infantile étonnante, qui rappelle le complexe d’infériorité des Français envers les Allemands évoqué dans la seconde partie, mais lui accorde d’avoir dépassé le clivage gauche-droite dont l’existence était déjà contestée par le Front national.
Ce dépassement libère la haute administration de la confrontation gauche-droite et lui donne une autonomie par rapport aux forces politiques traditionnelles : « l’énarque ne se pense plus socialiste, gaulliste ou giscardien. Il peut être tenté de prendre les commandes pour lui-même, directement, en tant que copropriétaire de l’État. » Je pense qu’en réalité, cette situation n’est pas nouvelle : la haute fonction publique n’a jamais eu d’opinion politique affirmée, beaucoup de ses membres ayant participé successivement à des gouvernements de droite et de gauche et ayant étant formés de la même façon, et détient les rênes du pouvoir, ou de ce qu’il en reste, depuis longtemps.
L’élection d’Emmanuel Macron est due surtout à la catégorie cadres et professions intellectuelles supérieures sur laquelle il a « exercé un véritable effet de fascination. » Todd se montre surpris par cette influence qu’il ne comprend pas, et la tourne plus ou moins en dérision. En se demandant si cet engouement n’est pas la preuve que cette classe est constituée « d’individus fragiles, diminués », il accepte la réalité de cette capacité de séduction, mais ce n’est guère convaincant. Son raisonnement souffre d’un caractère irrationnel : « On a dit qu’il [Emmanuel Macron] pourrait envoûter une chaise, qu’il suffisait de l’approcher pour succomber […] Si je l’avais vu en chair et en os, dans ses chemises blanches immaculées, son regard bleu perçant fixé sur moi, peut-être me serais-je converti. » Pourtant, dans la catégorie des cadres et professions intellectuelles supérieures, considérée par Todd comme subjuguée par Macron, ce dernier n’obtient 37 % que des voix. L’aveuglement est pour le moins relatif.
« C’est le regard de certaines catégories sur lui qui est en cause ici – leur besoin de croire en une intelligence supérieure. Besoin de croire, voilà le concept indispensable à la compréhension d’un monde vide de Dieu et de sens autre qu’économique. » Cette opinion de Todd est une négation supplémentaire de la rationalité du vote des citoyens. Elle remet de nouveau en cause le principe du suffrage universel censé exprimer l’intérêt général.
Le macronisme comme fausse conscience La conséquence de 
« la sublimation d’Emmanuel Macron en génie de la pensée par une partie considérable des Français d’en haut » est la naissance d’une fausse conscience qui consiste à voter pour lui pour une seule raison, ne pas voter pour le Rassemblement national, et s’explique par l’illusion d’appartenir à une catégorie privilégiée. Pour montrer cette théorie, Todd s’appuie sur les résultats d’une analyse statistique. 
Il compare le vote Rassemblement national et le vote Macron dans les départements de la métropole au premier tour de l’élection présidentielle de 2017. Le coefficient de corrélation entre ces deux votes est égal à - 0,93, valeur très significative. Il retrouve bien sûr l’opposition entre cadres et professions intellectuelles supérieures (CPIS), en faveur d’Emmanuel Macron, et ouvriers en faveur de Marine Le Pen. Choisissant d’expliquer le vote Macron par le vote Le Pen, du fait de l’antériorité et la stabilité de ce dernier, il en déduit que voter Emmanuel Macron au premier tour, c’est uniquement voter contre Le Pen. Un graphique complète son argumentation.
Si, au plan scientifique, son analyse est bien menée, la déduction est très contestable. Les électeurs d’Emmanuel Macron n’ont pas voulu non plus voter pour Fillon, ni pour Mélenchon, ni pour un autre. Dire que voter Macron « n’a pas d’autre contenu » que voter contre Le Pen n’est pas justifié. En déduire que « la lutte contre le populisme (ou contre le peuple lui-même) est son seul projet [de la CPIS) » est une interprétation abusive.
Il est très vraisemblable que d’autres coefficients, par exemple entre le vote Emmanuel Macron et les votes Hamon ou Mélenchon, soient aussi très proches de -1 (statistiquement, il y a une colinéarité entre les pourcentages dont la somme est égale à 100 %). Suivant le raisonnement précédent, le vote Macron serait alors uniquement motivé par l’opposition à ces deux candidats. Il me paraît plus raisonnable de considérer que les électeurs d’Emmanuel Macron ont simplement voté pour une démocratie modérée.
Le chapitre 11 se termine par l’analyse de l’affaire Benalla. « Je pense personnellement que nous avons eu, avec l’affaire Benalla, la révélation ultime de ce qui se passait dans l’esprit d’Emmanuel Macron à l’époque. […] Le plus important pour nous est, sans surinterpréter, de noter que les premières violences du quinquennat sont venues du pouvoir. » Le parti pris de Todd contre Emmanuel Macron et les forces de l’ordre est permanent. Cela n’excuse pas Benalla, mais Todd (et bien d’autres) monte en épingle cette affaire qui montre évidemment un dysfonctionnement regrettable et un recrutement malheureux. Il en déduit un système perverti et accuse Emmanuel Macron d’être responsable de cette violence. Il me semble au contraire évident que les violences sont venues des manifestants qui méprisent les règles les plus élémentaires de la démocratie : refus de respecter les instructions de la préfecture de police, d’obéir aux injonctions des forces de l’ordre, absence de déclarations de manifestations, nombreuses destructions de biens publics et privés…
La France en mode aztèque : hiérarchie, stagnation et sacrifice Le ton est donné dès les premières lignes de ce chapitre : 
« ses classes supérieures [françaises], frustrées dans leurs attentes, ont fini par donner libre cours à un inutile sadisme social que j’appellerai “ modèle aztèque” en hommage au cannibalisme sacrificiel [sic] de cet empire condamné par l’histoire. »
Todd, très féroce aussi avec Reagan et Thatcher, oublie que la nomination de cette dernière comme premier ministre du Royaume Uni a été la conséquence de difficultés économiques, financières et sociales du pays qui ont nécessité l’intervention du FMI pour rétablir les comptes publics. En ce qui concerne la France, il reprend le discours bien-pensant sur le Conseil national de la Résistance, dont le programme accordait selon lui sa juste part à la classe ouvrière. Il complète ce constat par un procès d’intention : « ce que nous vivons, depuis les années 1980, est bien une tentative globale de la délocalisation de la classe ouvrière à l’échelle mondiale », explique cette mutation par « le rêve inouï d’être débarrassé de son propre prolétariat, de ces ouvriers qui avaient pris trop de place sociale, dont le niveau de vie était devenu trop élevé… ».
Le programme du Conseil national de la résistance date de 1944. Il est devenu très à la mode depuis la parution du petit livre de Stéphane Hessel Indignez-vous paru en 2010, soixante-six ans plus tard : il ne correspond plus à la situation actuelle française ni internationale. Son application rétablirait peut-être l’économie et les finances de la France, mais avec trois semaines de congés payés, quarante-huit heures de travail hebdomadaires, une retraite à soixante-cinq ans, une protection sociale diminuée etc. En France, non seulement « l’État social n’a pas été complètement détruit », comme dit Todd, mais il est devenu beaucoup plus protecteur. L’extension de la protection sociale a été permanente : les prélèvements obligatoires consacrés à la dépense sociale atteignent 73 % des prélèvements totaux en 2014, contre 50 % en 19801 (cf. seconde partie).
Suivant l’auteur, la situation particulière de la France a eu pour conséquence le repli du vote des ouvriers sur le Front national avec pour « motivation initiale la xénophobie et un sentiment anti-arabe qui, au-delà des immigrés au sens strict, s’est étendu à leur descendance française. » Ce sentiment anti-arabe est la conséquence de l’appauvrissement qui, pour être compensé, incite les individus à se valoriser en méprisant des gens encore plus défavorisés. Todd reprend ce raisonnement plus loin pour expliquer l’antisémitisme des immigrés maghrébins, qui, ne pouvant trouver une classe sociale encore plus défavorisée que la leur, détournent leur ressentiment sur une autre catégorie de la population qu’ils peuvent dénigrer à leur tour. L’analogie avec l’antisémitisme des afro-américains, peu concernés par les conflits entre Israël et les pays arabes, confirme l’absence de lien avec les problèmes politiques du Proche-Orient. Elle me semble vraisemblable, au plan psychologique, mais d’autres facteurs – peut-être moins avouables – interviennent dans le sentiment anti-arabe des ouvriers.
Une autre théorie originale concerne la dette publique. Conscient des difficultés futures qu’elle crée, Todd la présente comme une sorte d’armistice entre les classes sociales. Elle maintient la protection sociale au bénéfice des classes populaires, et offre un investissement rentable aux « 1 % d’en haut », sous forme de bons du Trésor ou équivalents. Ce dernier point est complètement faux : les bons du Trésor ne rapportent presque rien. C’est plutôt l’assurance-vie qui joue ce rôle, grâce à ses avantages fiscaux très importants mais qui intéressent plutôt les cadres et professions intellectuelles supérieures. Le « 1 % d’en haut « investit surtout dans les entreprises, en France et à l’étranger, tandis la dette publique française est financée par les marchés internationaux et, dans une moindre mesure, par les Français eux-mêmes.
La suite du chapitre est une diatribe contre Emmanuel Macron et le petit bourgeois CPIS, « sorte de petit Blanc au deuxième degré, qui déverse sur une catégorie supposée inférieure son désarroi et ses frustrations. » Todd se vante de traiter Chirac de « crétin », Sarkozy de « machin » et Hollande de « nain », mais n’accepte pas les expressions – certes maladroites – d’Emmanuel Macron, qu’il cite de manière tronquée ou extraites de leur contexte. Il pratique le “Emmanuel Macron bashing”, comme d’autres ont pratiqué avant le “Hollande bashing” et surtout le “Sarkozy bashing”. « Je l’ai dit : notre Jupiter national est surtout un gamin mal élevé. » Insulter un président de la République, quel qu’il soit, ne respecte guère les institutions et il fait lui-même pire que ce qu’il reproche à Emmanuel Macron. C’est un texte d’une violence surprenante et désagréable, digne de certains sites internet peu modérés.
Ce que Todd décrit, c’est un mépris en cascade de chaque catégorie sociale sur la catégorie immédiatement inférieure, et en fin de parcours l’antisémitisme des immigrés. L’aristocratie stato-financière n’échappe pas à ce comportement, par suite de la perte de puissance et de pouvoir depuis Maastricht. « Je serais tenté, pour ma part, d’interpréter l’antipatriotisme de « nos élites politico-économiques » comme l’expression d’une vengeance ». Vengeance de quoi ? La réponse est la suivante : « En échec partout, humiliée partout, notre classe supérieure s’est trouvé le peuple français comme bouc émissaire en le traitant de fainéant allergique aux réformes. ». Elle s’inscrit donc dans la cascade du mépris, dont l’existence n’est prouvée que par une interprétation psychologique vraisemblable mais d’une intensité ici largement exagérée. Il oublie le ressentiment populaire réciproque (qu’il partage lui-même à un haut degré) contre la CPIS et les 1 %.
D’autres remarques sont étonnantes : « paradoxalement, les politiques “ néolibérales ” suivies en France, en détruisant le capital industriel, en restreignant, par l’euro, l’initiative privée, ne peuvent que mener à un renforcement de l’État en tant qu’agent autonome. » L’intérêt de Todd pour l’initiative privée est surprenant, compte tenu des appréciations très négatives précédentes portées sur la classe des CPIS et les 1 %. Pourquoi, d’autre part, l’euro restreindrait-il l’initiative privée en France, et pas ailleurs, pas en Allemagne, ni en Irlande, ni dans les pays baltes, etc. ? Ne serait-ce pas plutôt la lutte des classes qui empêche l’initiative privée ? L’extrême lourdeur administrative encadrant toute initiative dans notre pays ? Le poids des charges pesant sur les entreprises ?
Todd voit la lutte des classes de façon différente suivant que le pays est en développement ou en déclin. Dans le premier cas, chaque classe veut supplanter celle qui lui est immédiatement supérieure, dans le second elle développe une attitude agressive vis-à-vis de celles qui lui sont inférieures. C’est un schéma marxiste qu’il revendique. Il est peut-être adapté à la situation française qu’il décrit, compte tenu de l’influence considérable exercée par le parti communiste jusque dans les années 1980.
La suite du chapitre est consacrée à la recherche des motivations des responsables politiques, de la petite bourgeoisie impliquée dans l’aide aux immigrés et réfugiés, et à une description de la majorité atomisée.
Comme on peut s’y attendre, les motivations prêtées aux responsables politiques ne sont pas flatteuses. Leur impuissance due à l’Union européenne et à l’euro les contraint au « sadisme » consistant à exercer leur pouvoir négativement. En citant comme exemples de ce sadisme la suppression de l’ISF, la réforme du Code de travail, etc. Todd dénie à ces mesures tout intérêt économique et social sans aucun autre argument. L’orientation idéologique de son discours est très claire.
Les cadres et professions intellectuelles supérieures sont plutôt valorisés du fait de leurs actions humanitaires et sociales. Il cite en particulier leur aide aux immigrés et aux réfugiés, regrettant toutefois que les conséquences collectives de cette aide ne soient pas perçues : « l’immigration en masse d’individus prêts à accepter n’importe quelles conditions de travail exerce une pression à la baisse sur les salaires ouvriers et employés », ce qui explique pourquoi « les ouvriers nationaux ne veulent pas de ces emplois. » Todd cite les travaux du sociologue américain Cass, mais ce qui est – peut-être – vrai aux États-Unis, aurait dû être nuancé en France : le SMIC est le même pour tout le monde, immigrés ou non, a progressé plus vite que la moyenne des salaires, et c’est le travail non déclaré auquel sont astreints les immigrés clandestins qui pénalisent les salariés, et de façon marginale. Todd reproche au petit bourgeois CPIS son altruisme aveugle : « On aimerait franchement que son altruisme soit un peu plus sacrificiel, qu’il lui coûte un minimum, pour l’obliger à réfléchir aux conséquences de sa générosité. » C’est une réflexion justifiée : l’action des ONG attire les immigrés clandestins sans qu’elles en supportent les conséquences. Une simple mesure consisterait à mettre les clandestins à la charge des adhérents de ces associations après leur arrivée en Europe.
La majorité atomisée « s’aligne au moment de voter tantôt sur la petite bourgeoisie CPIS, tantôt sur le prolétariat et tantôt est divisée dans son vote. » Todd explique cette instabilité par l’absence d’une conscience de classe, présente au contraire chez les prolétaires lepénistes, et même d’une fausse conscience de classe que l’on observe dans la CPIS et l’aristocratie stato-financière. C’est peut-être aussi une explication de l’importance de l’abstention.
Le cycle Gilets jaunes : 2018-2068 Dans le chapitre sur les manifestations des Gilets jaunes, Todd prend nettement parti en leur faveur. C’est un événement qu’il considère comme majeur. 
En considérant l’augmentation de la taxe sur l’essence et le gasoil conformément aux engagements écologiques de la France comme « une attaque venue du haut de la société », il limite l’écologie à un objectif de l’aristocratie stato-financière. L’analogie avec la taxe sur les poids lourds refusée par les Bonnets rouges en 2013 est évidente. Cela pose la question de l’acceptation de la politique écologique de la France par les classes populaires : comment expliquer le vote écologique en attribuant à l’aristocratie stato-financière la responsabilité de la hausse des taxes ?
Cette hausse est, comme il l’explique, une ponction sur le budget des Français des catégories plutôt défavorisées, qui sont obligés d’utiliser leur voiture pour se déplacer et le fioul pour se chauffer. Effectivement, le prélèvement supplémentaire résultant de cette taxe peut atteindre plusieurs centaines d’euros annuels sur les ressources d’un foyer, et le gouvernement a montré dans cette décision au mieux son ignorance des conditions de vie des Français, au pire son manque d’intérêt pour eux. Je penche personnellement pour la première hypothèse.
Pour remettre ce soulèvement dans une perspective longue, Todd se replace en mai 1968 qu’il a vécu à 17 ans, membre des Jeunesses communistes : « j’ai retrouvé dans le soulèvement des Gilets jaunes la dimension émotionnelle, la fraternité humaine et le sentiment de puissance qu’il engendre, typiques de mai 1968, et sans doute, à leur début, de tous les phénomènes révolutionnaires » et compare le cours des manifestations des Gilets jaunes à celui du mouvement de mai 68. Son appréciation de mai 1968 est loin d’être partagée par tout le monde, comme le montrent les résultats des élections législatives qui l’ont suivi.
L’ampleur des manifestations a provoqué, dans les deux cas, la reculade du gouvernement : annulation de l’augmentation des taxes, de la CSG pour les retraites inférieures à 2000 €, etc. en 2019, accords de Grenelle en 1968. La seconde étape est le Grand Débat, correspondant aux élections législatives de juin 1968 gagnées par les gaullistes, et Todd prévoit dans les cinquante années qui viennent la réapparition des problèmes de niveau de vie et de représentation populaire : « Le cycle qui s’ouvre avec les Gilets jaunes correspond au début de la baisse du niveau de vie et il marque le retour de la lutte des classes. » 
D’après lui, la priorité, auparavant donnée à la protection des personnes sur celle des biens, a été inversée lors des manifestations des Gilets jaunes. Il explique de cette façon la violence policière qu’il trouve scandaleuse. Pourtant, il constate que « le 7 mai 2019, on compte 2 448 blessés parmi les manifestants, […] et 1797 parmi les forces de l’ordre. » Si on rapporte dans chaque cas le nombre de blessés à l’effectif, il est clair que le pourcentage est plus élevé chez les seconds que chez les premiers. C’est aussi mettre sur le même plan la violence illégale des manifestants et la violence légitime dont disposent les forces de l’ordre.
Il ne s’agit donc pas, à mon avis, d’une inversion de l’objectif de l’intervention policière, mais de la nécessité de faire face à des manifestations de plus en plus violentes et destructrices influencées par les « Blacks Blocs ». L’État est, dans une démocratie, le seul détenteur de la violence légitime : cela signifie que les violences des manifestants ne le sont pas. Les forces de l’ordre sont chargées d’assurer la sécurité des personnes et des biens et le respect de la loi. Nous sommes en permanence devant un dilemme : comment empêcher des manifestants de ne pas respecter l’itinéraire qui leur est imposé par la préfecture, parfois pour leur propre sécurité, sinon par la force ? D’incendier des voitures et parfois même des magasins avant de les piller ? La violence commence par le refus d’obéissance aux forces de l’ordre agissant conformément à la loi, et la violence policière ne fait qu’y répondre. C’est simple : pour éviter la violence policière, il suffit de respecter la loi et d’obéir aux injonctions de la police. Les pouvoirs publics, en imposant le respect des biens, remplissent leur fonction, et évitent l’apparition de milices privées. J’ajoute aussi que d’autres manifestations, encadrées par les syndicats ou des associations, ont eu lieu pendant la même période sans aucune violence ni des manifestants, ni des forces de l’ordre. Cela n’exclut évidemment pas les violences isolées commises par des policiers et par nature condamnables.
L’argumentation courante consiste maintenant à contester ce concept de « violence légitime » introduite par Max Weber : qui ferait alors régner l’ordre démocratique et républicain ? La critique est facile, et l’art est difficile.
L’auteur souligne la difficulté à analyser sociologiquement le mouvement des Gilets jaunes. Il a raison : les sondages ne peuvent mettre en évidence que des grandeurs mesurables, donc observables. Il note un soutien massif de la population, mais n’en précise pas la raison. Elle me semble pourtant claire : tout le monde soutient des manifestants qui protestent contre des hausses de taxes et la répression routière (limite de vitesse à 80 km/h et radars). La démolition des radars a réjoui la plupart des conducteurs (cela mériterait quelques interrogations sur la politique de répression routière). En outre, le rétablissement de l’ISF réclamé par les Gilets jaunes correspond au souhait de beaucoup de contribuables (ceux qui n’y sont pas assujettis).
L’évolution du mouvement est illustrée par des cartes représentant les blocages prévus en novembre 2018, le pourcentage des Gilets jaunes par rapport aux inscrits sur les listes électorales… Elles montrent à quel point l’ensemble de la France a été touché, en particulier la France abritée et le sud-ouest. L’explication de cette ampleur proposée par Todd (un vote en faveur de Mélenchon plus élevé que pour Le Pen, la forte présence d’indépendants) n’est pas très convaincante.
Une carte montre que « le taux d’activité maximale des Gilets jaunes ne correspond pas aux zones de force du Rassemblement national. » Elle ne tient pas compte des déplacements des manifestants, qui venaient de partout pour se retrouver à un endroit précisé par les réseaux, en particulier Facebook. Il est par suite difficile d’établir une correspondance entre le taux d’activité des Gilets jaunes et le vote local en faveur du Rassemblement national.
Todd ne donne pas d’ordre de grandeur du nombre de Gilets jaunes, qui est passé de trois cent mille personnes au 17 novembre 2018 à six mille en juin 2019 d’après le ministère de l’intérieur.2 Considérant les chiffres officiels comme « orwelliens » ( ?), il ne les utilise pas, mais se sert plutôt de ceux d’un jeune géographe Geoffrey Pion, dont la démarche semble effectivement rigoureuse, ou de statistiques établies par des manifestants eux-mêmes (le Nombre jaune). Le profil sociologique des Gilets jaunes qu’il propose en utilisant une enquête de l’institut Montaigne est intéressant.
Sur les ronds-points, on trouve, dans la durée, beaucoup de retraités, beaucoup de jeunes et un certain nombre de déclassés (chômeurs, marginaux, …), avec, au début, des artisans, des chefs de petite entreprise et quelques cadres et médecins. Cette présence de début confirme, me semble-t-il, mon interprétation de départ : l’exaspération devant l’accumulation de taxes, de contraintes, de surveillance. Par la suite, les ronds-points sont devenus des lieux de sociabilité, avec des personnes de faible revenu, hommes et femmes en proportions à peu près égales. Les manifestations du samedi rassemblaient des gens qui travaillent et qui disposent d’un revenu légèrement supérieur.
L’étude de l’institut Montaigne estime la proportion d’ouvriers à 26 % et d’employés à 21 %, ce qui permet à Todd d’expliquer pourquoi 29 % de l’échantillon disent avoir voté pour Le Pen ou Mélenchon. On ne sait pas qui sont les autres. Il se montre toutefois prudent sur cette répartition qui ne semble pas comporter de membres de la petite bourgeoisie CPIS ni des professions intermédiaires. Il oppose les leaders des Gilets jaunes (Priscillia Ludosky, Éric Drouet, Maxime Nicolle, Ingrid Levavasseur), qu’il qualifie de « fort intelligents » aux « chefs de file du Macronisme, leurs doubles négatifs, surdiplômés imbéciles. » Son propos devient ici purement démagogique.
L’absence des jeunes de banlieue dans ces mouvements est, selon lui, due à la peur de la police nationale. Cette explication me paraît contestable, comme le montrent les difficultés de la police dans les “quartiers” qui ne paraissent pas la craindre. Le soutien des rappeurs – très présents dans les banlieues – mesuré de façon originale et pertinente par la recherche de “ Rap – Gilets jaunes ” sur Google, semble important.
Todd n’a pas évoqué la différence fondamentale entre les Gilets jaunes et les manifestants de 1968 : les premiers viennent de catégories sociales défavorisées, ont des difficultés financières, des contraintes familiales, les seconds étaient des enfants de bourgeois qui contestaient leurs parents sans connaître la vie, et qui se sont empressés par la suite de prendre leur place.
La réaction macroniste : le parti de l’ordre et l’antisémitisme 2.0 Ce titre est à la fois une allusion évidente au fascisme et un contresens : le fascisme est né des couches populaires, pas du haut de la société. Il ne peut s’expliquer que par la haine envers Emmanuel Macron et tout ce qu’il représente, et ne grandit pas son auteur qui ne voit pas que le risque actuel est un pouvoir populiste, plus ou moins fasciste, alors qu’en 1968, c’était un pouvoir stalinien. 
Les deux premiers paragraphes expliquent comment l’ordre a été maintenu par le pouvoir en place grâce au Rassemblement national d’une part et à la justice et aux médias d’autre part.
Le Rassemblement national ne comporte pas que des ouvriers. La moitié des gendarmes et probablement des membres de la police ont voté pour Marine Le Pen. Todd considère que « si elle avait été une femme d’État républicaine, elle aurait appelé à faire cesser les violences policières. » Et à laisser les manifestants tout casser ? C’est assez surprenant. On pourrait au contraire attendre d’un opposant républicain qu’il appelle au respect de la loi. Todd en déduit que « durant cette crise sociale, dirigeants lepénistes et macronistes ont collaboré contre les Gilets jaunes. »
L’autre raison évoquée par Todd est la séparation des forces de l’ordre d’avec le reste de la population, caractérisée par le taux de suicide particulièrement élevé par rapport à la moyenne nationale.
Les juges sont aussi accusés d’avoir participé à la répression. Des peines « ahurissantes » ont été infligées pour des délits « insignifiants » : 1954 condamnations prononcées entre le 17 novembre et le 22 mars, dont 40% à de la prison ferme. « Quoique massivement féminisée, la justice n’a pas fléchi et a suivi, sans états d’âme, les injonctions du pouvoir. » Todd n’apporte aucune preuve de ces accusations. L’article de Libération qu’il cite contient les résultats d’une enquête du media indépendant Basta ! qui précise que la justice a majoritairement retenu le motif de violences contre les policiers ou les gendarmes. La violence contre les forces de l’ordre est-elle un délit « insignifiant », à l’inverse de la violence légitime de la police ? Le sociologue remet en cause l’indépendance de la justice vis-à-vis du pouvoir sans hésitation, ce qui paraît pour le moins discutable.
Todd reconnaît qu’au début du mouvement, les Gilets jaunes ont pu s’exprimer à la télévision, mais critique les chaînes de radio et de télévision pour l’importance accordée au Grand Débat. La position des spécialistes de l’information était très difficile. Elle est toujours l’objet de critiques de part et d’autre, mais le témoignage d’Étienne Gernelle, directeur du Point, est crédible et inquiétant. « Ce qui est sidérant, c’est que la société française d’en haut ait permis de tels excès. » Peut-on dire inversement que « ce qui est sidérant, c’est que la société française d’en bas ait commis de telles dégradations » ? Donner la parole à des émeutiers et délinquants en vertu de la liberté d’expression n’est pas facile et limiter celle du président élu est difficile.
L’antisémitisme 2.0 a déjà été abordé par Todd dans cet ouvrage. Dès le début des manifestations, il était clair que les Gilets jaunes parlaient de leur niveau de vie. En déclarant que «l’antisémitisme a progressé de 74 % l’année écoulée », le ministre de l’intérieur Christophe Castaner est accusé d’avoir voulu l’instrumentaliser en généralisant un comportement individuel à l’ensemble des Gilets jaunes. Je n’irai pas jusqu’à dire, comme le fait Todd, que ce procédé est « authentiquement antisémite », mais il se prête à une interprétation douteuse à un moment mal choisi.
Le retour au XXIe siècle : les élections européennes de 2019 Dans le dernier chapitre, Todd analyse les résultats des élections européennes de 2019 et en interprète les résultats en fonction des évènements précédents. Les manifestations de Gilets jaunes ont en effet influencé l’électorat de la majorité et du Front national, sans en augmenter les voix. 
LREM a perdu un peu par rapport aux élections précédentes, difficilement comparables puisque c’étaient les premières élections européennes auxquelles il y avait des candidats du parti, mais surtout Todd décèle une orientation de l’électorat vers les personnes âgées au détriment de la classe CPIS et vers les commerçants et artisans. Il voit une orientation à droite de l’électorat de LREM, consécutive à la recherche d’une stabilité politique et sociale, aux dégradations subies par le petit commerce et l’artisanat. Ce dernier point montre-t-il un revirement des commerçants et artisans, qui semblaient soutenir les Gilets jaunes précédemment ? Todd ne l’évoque pas.
La stabilité de l’électorat du Rassemblement national est conservée, même si le pourcentage des voix obtenues est légèrement en baisse par rapport aux élections européennes précédentes (23,3 % au lieu de 24,8 % en 2014). Comme dans le cas de LREM, on observe une hausse des voix issues des indépendants et des personnes âgées, à la recherche aussi de la sécurité. Le coefficient de corrélation entre les votes RN et LREM diminue par rapport au premier tour des élections présidentielles (-0,79 au lieu de -0,93). C’est un biais numérique dû au grand nombre de listes en présence, et l’affaiblissement de la relation qu’en déduit Todd n’est pas confirmé par les chiffres.
Ces deux partis s’opposent surtout par le niveau d’études des électeurs, plus élevé pour LREM que pour le RN. On peut se demander si c’est vraiment ce niveau qui détermine le vote, ou bien la différence de conditions de vie créée par l’écart entre leurs revenus. C’est une question que Todd n’aborde pas.
Il propose par contre des explications de l’effondrement du vote LFI (de 19,6 % aux présidentielles à 6,3 %). Deux raisons principales sont évoquées : le comportement « ahurissant » de Mélenchon lors de la perquisition des locaux de LFI, qui lui a valu une condamnation à trois mois de prison avec sursis, et la composition hétérogène de son électorat, « partagée entre une composante populaire et une composante éduquée se pensant élite. » Ce serait la seconde qui aurait fortement diminué.
L’augmentation du vote écologiste est due au départ de LREM d’une partie de ses électeurs CPIS refusant les violences policières à l’égard des Gilets jaunes. C’est un électorat constitué de jeunes diplômés, de membres de la classe intermédiaire atomisée, avec une forte proportion de femmes. « Les ouvriers et les employés ont continué, quant à eux, de moins s’intéresser au vote vert. » La cause initiale des manifestations des Gilets jaunes étant l’augmentation de taxes pour des raisons écologiques, le désintérêt des classes populaires pour l’écologie est manifeste. « Il est vraisemblable que ce vote Vert est un vote d’attente, un vote faute de mieux pour l’instant. ». Cela explique peut-être l’accentuation de l’orientation écologiste du gouvernement.
1 Foucart Thierry, 2017, Un projet social/libéral pour la France, Libréchange, Paris, p. 43.
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